Individu et société - TL

Introduction

La personnalité se construit et se déconstruit au cours de son histoire par un rapport constant avec l’environnement mais surtout avec la société. La société se définit ici comme le milieu humain structuré dans lequel chaque individu se trouve intégré. Connaître et affirmer son individualité ne peut se faire que par une comparaison avec l’autre puisqu’il est qu’il est mon semblable, mon prochain.
 Si nous définissons la personne tout d’abord comme un être doué de conscience, nous visons seulement en elle ce qu’il y a de fixe et de distinctif comparé à l’animal. Toutefois la personne n’est pas une « monade » réduit à un simple être doté de conscience. En effet en dehors d’une constante, il y a un changement perpétuel de comportement et d’attitude d’un seul et même individu. Or  le comportement définit la personne selon les behavioristes ; et dans cette dynamique il joue un rôle important dans  l’étude de la personnalité. L’étude de la personnalité est donc complexe dans la mesure où il y a une interaction, une interdépendance entre l’individu et la société ; entre la personne et son semblable. Se posent alors de pertinentes questions à savoir : quel rôle la société joue dans la formation de la personnalité ? Est-ce un rôle second ou premier  que joue la société ? Il s’agit  surtout de déterminer les relations interindividuelles dans la société. Quelle est d’ailleurs la finalité de la société ?  Quel impact la société peut-il  avoir  sur l’individu ? Quelle influence l’individu peut recevoir en vivant avec ses semblables ? Autrui est-il un obstacle ou un facilitateur pour révéler qui nous sommes réellement ? Aborder cette problématique revient à analyser la société avec tous ses avantages et inconvénients  pour une existence humaine.
 Par la définition vaste du terme «  société » à savoir le fait de vivre ensemble ou d’être en groupe, des sociétés animales semblent être bien structurées à l’image des sociétés humaines. Celles des abeilles et celles des termites en sont des illustres exemples. Dans ce sens, le critère  le plus déterminant pour être en groupe est surtout d’occuper en commun un même espace. C’est ainsi qu’on parle de ruche pour les abeilles et de termitière par allusion à ces sociétés animales. C’est en rapport toujours à cette définition que les choses peuvent constituer une société comme par exemple celles des banques qui s’associent pour former une compagnie en vue de mettre en commun leurs biens et de tirer des profits. Seulement une grande différence sépare les sociétés humaines de celles dites animales. Ces dernières sont de toute évidence dans l’ordre naturel ou biologique. C’est pour dire que leur regroupement relève d’un instinct grégaire et il est inscrit dans leurs gènes. L’existence d’un tel individu dépend totalement et entièrement de son groupe.
S’agissant des sociétés humaines, la question qu’on pose est de savoir si elles sont naturelles ou artificielles. Est-elle donnée ou fabriquée ? Ces différentes questions se résument à déterminer les caractéristiques de la société. Pour se faire il va falloir déterminer la nature de la relation que l’individu entretient avec son semblable.

I. les relations interindividuelles

L’individu est au vivant ce que l’atome représente pour la matière inerte. De ce fait, Il constitue l’ultime subdivision d’un groupe donné. Le terme même qui vient du latin « INDIVIDUUS » évoque d’ailleurs une unité distincte qui ne peut être divisé sans être détruit. En résumé, l’individu se définit comme un être vivant possédant une unité intérieure, à lui un système et doté d’une certaine liberté par rapport au groupe. Se focalisant sur la société humaine, l’individu se caractérise surtout par sa différence et son opposition aux autres. C’est parce que dans le règne humain,  tout individu dispose exclusivement de sa conscience. Ce trait distinctif nous permet d’employer le terme de « personne » à la place d’individu pour mettre l’accent sur le fait d’être doté de conscience et de liberté. La liberté permet à la personne de prendre, indépendamment des autres, ses propres décisions et d’endosser exclusivement toutes les conséquences qui en découlent. Nous définissons ainsi la personne comme un individu responsable de ses actes et par suite sujet de devoirs et de droits. Kant renforce cette thèse lorsqu’il écrit : « Une personne est le sujet dont les actions sont susceptibles d’imputation(…), une chose est ce qui n’est pas susceptible d’aucune imputation ».
Tandis qu’il y a une fusion de l’individu dans les groupes d’animaux grégaires, la personne, elle, est libre de prendre des distances par rapport aux autres. Mais en tout de cause la différenciation par laquelle chacun se détermine a pour condition l’existence de l’autre.
Mais qui est l’autre ?
L’autre est à la fois semblable et différent de moi ; c’est mon alter ego. Cette ambivalence amène  Sartre à dire : « Autrui, en effet, c’est le moi qui n’est pas moi ». C’est dire que l’autre est doué de conscience au même titre que moi, mais cette conscience aboutit à une personnalité différente. Le Je se pose en exigeant nécessairement un Tu. Ainsi la personne est donnée simultanément et corolairement avec autrui. Pour Martin Buber, le groupe Je-Tu se dégage en premier de la donnée globale des origines pour se décomposer ensuite. La solitude de la conscience cartésienne est récusée puisque celle d’autrui n’est ni extérieure ni seconde. Donc connaître la personne avec qui je vis est digne d’intérêt. Toutefois cette connaissance est problématique car l’introspection par laquelle nous nous découvrons ne nous révèle que notre «  pour-soi ». Toutefois si la conscience d’autrui est impliquée dans ma conscience, on envisage alors une théorie de l’analogie pour saisir la réalité de l’autre. Il s’agit, dans des situations similaires, d’une projection de sentiment et de réaction sur tout autre être semblable.  Lorsque cette méthode va au-delà d’une simple projection pour être une fusion : c’est la télépathie.  La télépathie est un sentiment certes, mais qui peut permettre à certains individus de communiquer par leur pensée. L’analogie et la télépathie se fondent sur la négation du « solipsisme » de Descartes. C’est parce qu’entre moi et l’autre moi, il y a selon Husserl « l’intersubjectivité ». L’intersubjectivité signifie que le cogitatum qui complète le cogito est pour « nous ». Il s’agit d’un acte qui rend l’alter ego « co-présent » avec la personne en l’insérant dans l’ambiance du cogito et du cogitatum. Mais malgré cette insertion, l’alter égo ne pénètre pas dans l’intimité de mon sphère psychique. Le raisonnement par analogie pour connaitre mon semblable est ainsi critiqué car il se fonde sur des présupposés qui peuvent fausser la particularité qu’a chaque personne de penser et d’agir différemment même  dans des situations analogues.
Renonçant à l’analogie, le behaviorisme se fonde sur des phénomènes observables pour connaître autrui. Ainsi ne pouvant pas entrer dans l’intimité d’une personne, les behavioristes se contentent d’étudier le comportement que constitue l’ensemble de nos actes et dires. C’est parce que le comportement est le reflet de notre pensée qu’on doit étudier le sujet, à partir non pas d’une introspection, mais de l'ensemble de sa conduite. Illustré par Watson, le behaviorisme se veut une théorie scientifique et expérimentale du comportement. Seulement la complexité de l’être humain qui use parfois d’efforts pour sembler ce qu’il n’est pas peut fausser l’étude comportementale à cause de cette rupture entre son intime pensée et son comportement. Le behaviorisme est donc trop mécanique pour une étude d’un être aussi complexe que l’homme car on se heurte alors à l’hypocrisie, au mensonge  et à la perfidie pour saisir la vraie réalité de la personne. Maurice Merleau-Ponty souligne que l’être humain est aussi doué d’intention qu’on ne peut pas saisir par le comportement. De plus il écrit : « Les sentiments et les conduites passionnels sont inventés comme les mots ». Ces obstacles, n’annihilent pourtant pas la nécessité de comprendre  autrui.  En effet les relations amicales ou conflictuelles que j’entretiens avec mon alter ego dépendent de la façon dont je l’ai appréhendé.
Nous partageons un seul et même monde et nous en formant, chacun en ce qui le concerne, une vision. Mais cette vision du monde  et de  notre personne, nous dit Sartre, ne sont  consistantes et objectives que par l’acceptation de l’autre. Sartre écrit : «  Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre ». Se faire reconnaître et se faire accepter est la toile de fond et l’objectif de la lutte des consciences. Cette lutte des consciences revêt un caractère paradoxal. Tantôt autrui est le facilitateur ; tantôt il est l’obstacle qui m’empêche de mener ma vie en toute liberté.

           a. Autrui : l’obstacle

Par son regard, autrui se hisse dans mon intimité, m’observe d’une manière pénétrante et prétend me connaître et même  me juger. Il devient alors l’obstacle à l’affirmation de ma liberté et de ma personnalité. Agir, s’habiller et s’exprimer ne peuvent se faire sans tenir en compte la présence d’autrui. Tout se passe comme s’il y a une limitation de ma liberté à rester tel que je suis. La réciprocité de cette situation aboutit à un conflit. Mais ce conflit est-il inévitable ?
Depuis l’antiquité, Héraclite a montré que la loi de l’existence est le combat c’est-à-dire le conflit. Sans le conflit, aucune existence n’est concevable car les contraires s’interpellent et s’interpénètrent nécessairement. Ce conflit interindividuel est donc non seulement utile mais demeure inévitable car c’est la loi irrévocable de la vie. Héraclite écrit dans son fragment 8 «Ce qui est contraire est utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie, tout se fait par discorde ». Hegel abonde dans le même sens lorsqu’il souligne que  la lutte des consciences a pour finalité de faire sortir l’individu de sa solitude dissolvante pour lui offrir une plénitude d’existence. Cette lutte qui nous révèle notre conscience authentique, bien qu’exposant à un risque  tragique, est un impératif pour avoir une certitude d’existence. Hegel écrit à ce propos : « Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent elles-mêmes et l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et pour la mort ». Même s’il est inévitable, un conflit comporte toujours des gains et des pertes. Etablie depuis la fameuse théorie de Darwin, la lutte  favorise certes la survie de certains individus mais provoque aussi l’anéantissement d’autres. Sur le plan de la relation interindividuelle aussi, la même loi s’impose. L’affirmation de la conscience de soi et de sa personnalité implique négation de l’autre.  La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave est une illustration de l’affirmation ou de la négation de la liberté.
 Le monde n’est plus à moi seul ; ma vision du monde se heurte à celle des autres. De plus je deviens objet à penser dans ce monde. De « cogito », je réduis alors à un simple « cogitatum ». Par cette réduction, autrui m’a dépossédé de ma condition  de sujet pensant le monde pour n’être rien d’autre qu’un objet pensé du monde.  De plus il m’influence lourdement au point de faire coïncider mon être avec l’opinion qu’il s’en fait. Si des sentiments bloquants comme la peur et la honte existent, c’est parce que la présence d’autrui n’est pas neutre : il s’intronise en témoin et juge de mes actes. Jean Paul Sartre écrit : « …autrui est le médiateur entre indispensable entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme un objet que j’apparais à autrui. ». Ce regard et cette réduction d’objet  demeurent parfois insupportables que Sartre a pu conclure  dans son « Huis clos » : «  L’enfers c’est les Autres ». En dehors de cette retentissante conclusion de «  Huis-clos », Sartre a montré aussi  un renversement de situation du précepte « connais-toi toi-même » de Platon. En effet la vision que l’autre se fait de moi semble avoir plus d’importance que l’idée que je me fais de moi-même. Chacun des personnages que Sartre met sur scène s’oublie pour se poser des questions sur l’autre. Donc de  « pour-soi » on est devenu un « pour autrui ».  La présence d’autrui est donc constitutive de mon être car, selon Sartre, il est, par son seul surgissement, « solidification et aliénation de mes propres possibilités ». Si l’étonnement devant  le monde est le commencement de la philosophie ancienne, puis le retournement de son regard vers soi-même est celui de la philosophie moderne avec comme maître Descartes, on peut espérer un troisième commencement de la philosophie avec l’étonnement du penseur devant son semblable. C’est surtout parce qu’une véritable problématique riche et pertinente s’est dégagée  autour de l’étude de mon semblable. Ainsi on peut envisager autrui  sous un autre angle.                                       

          b. Autrui : une aide

Au-delà de la relation la plus évidente qui présente autrui comme l’adversaire, le concurrent ou le rival, la philosophie moderne n’a pas manqué de souligner  autrui comme le partenaire : un allié sûr. Le conflit  interindividuel dont nous faisons état d’ailleurs  n’est pas négatif en soi. Hegel a montré d’ailleurs que cette lutte a pour objectif principal la reconnaissance. En effet le moi réduit à une immédiate  et solitaire conscience resterait  incomplet. Il a besoin d’être reconnu par autrui car la reconnaissance de la conscience d’exister est indissociable de la vie et de la liberté.  Donc sans la présence d’autrui, et malgré le conflit qu’elle implique, nous ne pouvons pas obtenir cette certitude d’existence. Autrui n’est pas, dans cette lutte, l’obstacle à notre existence ou à la réalisation de soi : il est plutôt  une médiation. En effet L’immédiateté est toujours synonyme de tautologie (figure du « mêmeté » et de répétition chez Hegel) : il est dans ce sens une absence de détermination. Ainsi le dépassement, le déploiement de ma conscience ne peut se faire que grâce à l’existence d’une altérité avec qui la contradiction puisse s’exercer. Dans la mesure où la contradiction est la condition de toute vie, le moi a besoin d’un autre moi qui s’oppose à lui tout en le mettant en valeur. Hegel écrit à ce propos : «Le concept de conscience de soi, comme sujet qui soit en même temps objectif, entraîne  le rapport suivant : il y a pour la conscience de soi une autre conscience de soi. » Ainsi les deux consciences qui s’opposent s’efforcent de se manifester et exigent d’être reconnu mutuellement. . En face de l’autre donc chacun est lui-même mais exige d’être tel pour l’autre
De plus l’introspection par laquelle nous saisissons notre identité semble avoir des limites. En effet nous sommes souvent aveuglés par l’amour de soi et le narcissisme ou le manque d’assurance pour réaliser ce précepte « connais-toi-même ». Toutefois ces obstacles d’une meilleure connaissance de soi sont surmontés par l’existence de l’autre. Nous ne pouvons pas nous contempler nous-mêmes : il nous faut donc un médiateur certes ; mais le médiateur, digne de ce nom, ne peut être qu’un ami. L’ami est le miroir à travers lequel je me regarde ; c’est par l’ami que j’ai ma propre intuition. Aristote écrit à ce propos: « Concluons : la connaissance de soi est un plaisir qui n’est pas possible sans la présence de quelqu’un d’autre qui soit notre ami ; l’homme qui se suffit à soi-même aurait donc besoin d’amitié pour apprendre à se connaître soi-même ». A travers l’ami, l’autre est d’un secours indispensable pour se connaître car  c’est lui seul qui me renvoie ma propre image.
Autrui est également un garant de notre foi religieuse. La foi est un sentiment certes,  mais elle a besoin, de toute évidence, d’un fondement solide. Ainsi  relevant, pour une grande partie de notre fort intérieur, la part d’assurance(ou d’objectivité) de la foi nous est garantie par la présence d’autrui. A défaut d’une totale justification rationnelle, la foi se fonde sur la confiance que nous avons en autrui. Que ce soit Dieu ou les esprits, nous les appréhendons par les autres qu’il s’agit des prophètes ou des prêtres. Dieu ou les Esprits,  étant des réalités transcendantales, ne nous parlent pas directement. Ils  se manifestent toujours par l’intermédiaire d’un privilégié : c’est donc  par l’autre que nous connaissons Dieu et avoir ainsi la foi religieuse.  Mais c’est toujours par l’autre que nous connaissons la mort. Personne n’expérimente sa propre mort et pourtant nul ne peut douter de son existence.  C’est parce que la mort  nous  affecte d’abord  dans celle de l’Autre que nous en déduisons que nous sommes des êtres mortels.  La connaissance de la mort est acquise donc par personne interposée car  celle-ci advient soit très tôt ou soit trop tard.
Avec autant d’avantages  peut-on vraiment parler de conflit dans le rapport que j’entretiens avec autrui ?
Maurice Merleau-Ponty ne conçoit pas  de conflit qui serait entrainé ipso facto par la seule rencontre d’autrui. D’ailleurs Le conflit n’est nullement posé d’office et demeure surtout évitable.  En effet le conflit  est entraîné par une objectivation réciproque. Or celle-ci doit être  remplacée impérativement par une communication. Donc la communication est essentielle dans toute relation interindividuelle ; c’est elle seule qui rétablit le caractère humain de notre relation. Maurice Merleau-Ponty écrit « Mais l’objectivation de chacun par le regard de l’autre n’est ressentie comme pénible que parce qu’elle prend la place d’une communication possible. Le regard d’un chien sur moi ne me gêne pas. Le refus de communiquer est encore un mode de communication ». C’est une entente que doit générer la présence d’autrui. En effet la communication permet de lever toute incompréhension pour connaître les intentions de mon prochain. Cet échange linguiste ouvre un libre débat au lieu et à la place d’une activité stratégique qui viserait la manipulation de l’autre. Jürgen Habermas souligne  que la validité d’un acte ou d’une théorie exige d’ailleurs la participation et l’intercompréhension des personnes qui sont en relation dans une communauté sociale. C’est parce que nous vivons dans une communauté que nous  devons communiquer. La communication est donc le lien qui garantit l’appartenance de la personne à un groupe social donné.

II. La personne : un code social ?

La définition de la société implique directement des individus vivant ensemble. Par cette définition qui intègre déjà l’individu, la question est de savoir si la société est une essence ou un simple artifice dont l’individu pourrait se départir. Est-elle une entrave ou une condition nécessaire de la vie ? Cette problématique tourne autour du rôle ou de l’importance de la société.

          a. La société : condition nécessaire

La société compte parmi les phénomènes indispensables de la vie. C’est sans doute la raison pour laquelle Dieu est le premier à  déconseiller l’homme de vivre seul. Il est alors écrit dans l’Ancien Testament Genèse, 2 :18 -24: «L’Eternel Dieu dit : il n’est pas bon que l’homme soit seul, je lui ferai une aide semblable à lui ».
Selon Aristote  la société, puisqu’elle est naturelle  compte aussi  parmi les instances dont l’homme ne pourrait guère se  départir. Constitutive de l’essence humaine, Aristote définit alors l’homme comme un animal social. C’est dire que l’homme ne peut pas vivre hors de la société car celle-ci est réalisatrice de son être. Aristote écrit « Il est évident que la cité est du nombre des choses qui sont dans la nature, que l’homme est naturellement un animal politique, destiné à vivre en société, et que celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune cité, est une créature dégradé ou supérieure à l’homme ». L’antériorité de la société et la nécessité de vivre en son sein est posée par Aristote dans la mesure où il est impossible de concevoir un individu qui ne devrait rien  à un quelconque milieu social.  Un homme qui vivrait seul perd ainsi son essence car c’est à travers la société qu’il réalise son humanité. C’est donc la société qui offre à l’individu un cadre de développement de ses facultés mentales et physiques pour ainsi dire la réalisation de son essence. Lucien Malson, à travers son livre «  les enfants sauvages », montre combien le développent mental et physique de l’être humain  dépend essentiellement du fait de vivre avec ses semblables. En effet dans la mesure il a été séparé très tôt de sa communauté, l’enfant de l’Aveyron  perd toutes ses qualités humaines y compris même son apparence physique. L’individu doit donc beaucoup à son environnement social ; ainsi, sa capacité de se modifier radicalement est incommensurable et peut dépendre de nombreux facteurs dont le plus important demeure sans conteste le milieu social. Nous nous modelons donc et nous nous façonnons en fonction du groupe dans lequel nous vivons.
 A la limite on pourrait même penser qu’aucune existence humaine n’est possible sans la société. En effet, isolé de ses semblables, les qualités fondamentales de l’homme  restent à l’étape initiale de leur développement. On pourrait déduire que nous ne tirons notre humanité et notre existence que de la société.  Dans cette même veine, Bachelard soutient l’impossibilité de vivre hors d’un groupe lorsqu’il écrit « La rencontre nous crée : nous n’étions rien- ou rien que des choses-avant d’être réunis ». Au-delà d’une réalisation de l’essence, on pourrait penser avec Bachelard que la société est la créatrice de l’homme.
De plus la formation de la personnalité se fait essentiellement  dans la société.  Les relations familiales, amicales, professionnelles ou mondaines qui nous situent dans un milieu social constituent une régulation ; une détermination de nos comportements. C’est dire qu’un « moi social » appelé aussi «  personnalité de base » est d’abord formé que l’individu cherche à assimiler et à adapter dans les limites de sa compréhension. En effet  nos sentiments, nos convictions et nos pensées sont calquées dans le moule que la société a déjà mis en place. Pour souligner le rôle clef que joue la société dans la formation de notre personnalité, Gusdorf écrit : « Nous ne sommes pas responsables de notre personnage. Le milieu contribue pour une part essentielle à nous imposer un rôle ». La société occupe donc la première place et joue un rôle décisif dans la formation de la personnalité. Le terme personnage d’ailleurs évoque,  selon son étymologie, l’idée de masque qui nous oblige à jouer un rôle  comme dans une pièce de théâtre.
 Ce n’est guère un rôle second ou secondaire que joue la société : C’est plutôt un rôle capital : le rôle de scénariste et que les individus ne sont que des acteurs.  En effet même pour connaître notre fort intérieur à savoir la conscience, il faut appréhender la vie sociale dans ce qu’elle a de plus concret.  Ainsi ce qui nous avons toujours considéré comme une constante chez la personne se révèle alors être une résultante des productions matérielles et sociales de la vie. Karl Marx soutient que même nos opinons sont gouvernées par notre position sociale et que par conséquent « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais c’est la vie qui détermine la conscience »……
Partant d’une hypothèse de travail, des penseurs politiques  essayent d’étudier l’homme hors de la société. Ayant pour objectif de comprendre le phénomène socio- politique, ces penseurs ont ainsi peint l’homme isolé sous ses traits les plus sombres. Indépendamment du risque de s’entredétruire à l’état de nature, mais même l’homme qui réussirait de sortir de la société pour vivre seul (comme Robinson dans son île déserte) ne serait que misérable. C’est ainsi que Rousseau affirme le caractère social de l’homme  même si ce caractère relève  d’un artifice. C’est dire que cette  dimension sociale  ne nous est guère imposée par la nature. En effet l’homme lui-même  s’est rendu compte qu’il ne serait que malheureux en voulant vivre  dans l’isolement absolu. Alors il  s’est donné une société en vue  de combler son imperfection et de se rendre plus efficace Rousseau écrit à ce propos : « Sur ce principe, un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable ».
Mais si nous ne sommes pas totalement pas responsable de notre être et que le milieu social nous détermine largement, que reste-il alors de notre individualité ? La société n’est-elle pas une entrave à garder notre particularité et notre différence par rapport aux autres ? Ne nous oblige-t-elle pas à effacer nos différences pour une dissolution dans la masse ? Ces différentes soulèvent tous les inconvénients et les sacrifices consacrés pour vivre  en  société.

          b. La société : une entrave pour la personnalité

L’une des bases sur lesquelles repose la société est un accommodement des individus qui vivent ensemble. Or cet accommodement exige des sacrifices de certaines de nos différences. De ce fait la société, avec son principe  de faire entrer les individus dans le même moule, peut dénaturer l’individualité. L’individu alors, pour ne pas se voir marginaliser, adopte une attitude conformiste. Le conformisme met en avant le modèle social peu importe notre capacité à suivre le rythme que nous exige la société. Il s’en suit alors une négation de soi au profit de la société. C’est à ce propos que Rousseau écrit : « L’homme social est toujours hors de lui, il ne sait vivre que dans l’opinion des autres, et c’est pour ainsi dire, de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence ». En favorisant le culte de l’apparence et de l’hypocrisie, tout se passe comme si la société nous interdisait de rester nous-même. En effet si l’image qu’on reflète prime sur la vraie nature de la personne, alors on peut dire que c’est la société qui rend faux les hommes en l’obligeant à se mentir et à mentir aux autres
Nietzsche critique d’ailleurs cette façon de concevoir les individus comme des êtres sociaux. Selon lui, la société mutile les individus pour atteindre son objectif qui consiste à les rendre polis et disciplinés. En réalité, par ses institutions comme l’Etat, le travail, la religion, la société ne fait qu’enchainer l’individu au lieu de le laisser s’affirmer. Ainsi, en les enchaînant dans ces carcans, la société fait  de ces hommes un vrai troupeau ; c’est-à-dire rien d’autre que des bêtes de somme qui croupissent sous le poids des valeurs morales. En effet, ces carcans de la société tels que l’Etat, le travail, la morale sont des chaines servant à délimiter et à dompter les forces actives et positives des individus.  Donnant à ces institutions le même objectif que celui du travail, Nietzsche écrit : « ….je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et d’un intérêt général : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. (…..) On se rend maintenant très bien compte………que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance »
Dans cette même lancée, Arthur Schopenhauer souligne qu’on ne peut rester soi-même que dans la solitude. C’est donc être en groupe qui prive les individus d’une certaine authenticité et ainsi d’une liberté. Il soutient que  toute société donc est inséparable de la contrainte et réclame davantage des sacrifices qui coûtent d’autant plus chers que la propre individualité est en danger. 
La société se présente alors comme un hypnotiseur et un dissolvant aussi bien de la personnalité que de la liberté. En outre, elle transforme l’individu en automate en bloquant l’usage complet de sa raison. La conception de Gustave Lebon est à inscrire dans cette logique. En effet Gustave Lebon considère que l’individu qui vit dans la foule est plutôt un être dégradé et primitif par le seul fait qu’il se laisse hypnotiser par la masse. Ainsi en se laissant dissoudre dans la foule, l’individu met en péril son statut d’être guidé par sa raison. Ainsi la foule lui fait perdre sa  qualité de sujet pensant et responsable de ses actes afin de se contenter d’une couverture de l’indéterminé « On ». Tout en sachant que  le prénom impersonnel « On » est à la fois tout le monde et personne, l’individu se complait d’une situation où il est téléguidé pour suivre aveuglément la foule. Lebon nous décrit un tel individu ainsi : « ….il n’est plus lui-même, mais un automate que sa volonté est impuissante à guider ». C’est parce que dans cette situation «  la personnalité consciente est évanouie, la volonté et le discernement abolis. Sentiments et pensées sont alors orientés dans le sens déterminé par l’hypnotiseur ». Par sa complaisance à cette donne, l’individu se dissimule lui-même.
Avec autant d’inconvénients, la question est de savoir si  on peut s’exclure de la société. Pour pouvoir prendre en charge cette question, analysons d’abord la nature de la société. Est-elle décomposable  en individus ? Est-elle une instance voulue ou imposée à l’individu ?
La société n’est pas une agrégation qui permettrait sa décomposition en individus isolés. En effet la base de la société ce n’est guère l’individu mais la famille. Or la famille est déjà une micro –société. Cela est d’autant plus pertinent que le principe philosophique qui soutient que tout système est formé à partir d’élément semblable à lui et seulement moindre est respecté. Auguste Comte soutient d’ailleurs que la société n’est pas une simple somme d’individus ; elle se présente plutôt comme un corps biologique. Suivant cette logique d’impossibilité de décomposer la société, l’individu ne peut pas s’exclure de la société.
C’est aussi parce que la société n’est pas totalement voulue ; elle est en partie imposée à l’individu selon Alain. Cette répulsion à entrer et à rester en société est toutefois dominée par un penchant à s’associer car, d’après Kant « dans un tel état, il sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. » Ce double caractère à savoir la sociabilité et l’insociabilité montre la difficulté de se limiter à définir l’homme comme un simple être social. La répulsion à rester en société montre que l’individu n’est pas sociable par nature et c’est seulement son instinct de conservation qui prévaut sur tout. Si l’individu ne peut guère sortir de la société c’est donc à la fois par nécessité et par contrainte. De cette nécessité à rester et de cette propension à s’exclure, la société trouve des garde-fous  pour ne pas tomber dans un état de désagrégation qui la menace constamment. Il s’agit certes de règles coercitives mais surtout des principes qu’elle cherche à installer dans chaque membre. Une fois installés chez chaque individu, ces principes contribuent essentiellement à l’harmonie sociale.

III. Quelques principes de l’harmonie sociale

La société idéale est celle où règnent l’entente, la cordialité et la concorde de tous ses membres. Il s’agit de faire taire les conflits interindividuels et les tensions internes afin de favoriser la paix sociale. Cette paix sociale exige un accommodement réciproque lequel est le gage d’une cohésion sociale. Cet accommodement est d’ailleurs l’épine dorsale de tous les principes de l’harmonie dont nous pouvons citer le respect ou la courtoisie, la pitié et la tolérance, l’amour ou l’amitié pour ne citer que cela.

          a. L’amour ou l’amitié

L’amour est un sentiment certes mais il est l’un des sentiments les plus actifs. En effet l’amour est une tension dotée d’une certaine énergie capable de nous pousser à agir dans un but précis. C’est dans ce sens que Max Stiner définit l’amour comme étant le principe actif de la sympathie nous portant  vers quelqu’un ou vers quelque chose. Il s’agit alors d’un facteur de rapprochement particulièrement de deux individus. Aimer quelqu’un c’est donc non seulement le désirer mais aussi lui vouloir du bien. Cet attachement et cette inclination vers notre semblable est le moyen le plus sûr pour, non seulement préserver la société des tensions internes, mais aussi pour annihiler la menace de sa désagrégation. C’est dire que l’harmonie et la paix sociale reposent essentiellement sur ce sentiment intense qu’est l’amour. Cette intensité d’ailleurs fait de l’amour une passion qui selon Hegel est la source nourricière de toute grande réalisation humaine. Pour reprendre ses propres termes : « Rien de grand ne se fait dans ce monde sans passion »
Qu’il soit amour parental, romantique ou de l’amour du prochain, le don désintéressé et la spontanéité qui le caractérisent démontrent une réelle empathie pour les autres. Le don de soi dont il est particulièrement question se révèle de la charité qui cimente les liens entre les individus. C’est parce que la société n’est pas un simple agrégat d’individus qui vivent les uns à côté des autres qu’elle nécessite une cohésion. Or cette cohésion ne peut se faire sans deux principes essentiels. D’une part un principe qui établit le partage d’un bien matériel ou spirituel entre les membres du groupe. Ce principe s’explique par le fait que nous ne vivons en communauté que parce que nous possédons en commun quelque chose  de fort et d’indivisible. Qu’il soit un espace, une histoire, une langue, une culture etc. : ils constituent tous des biens indivisibles qui lient les individus vivant en société. D’autre part un principe affectif qui tisse un lien de solidarité, d’entraide des membres du groupe grâce à l’amour et l’amitié
Mais puisque l’amour est une projection d’un moi à un toi, il indique deux liens inséparables. Dans un premier temps, il implique un lien d’attachement qui  s’intensifie pour devenir, en plus d’un puissant moteur assurant la survie de la société, un véritable gage de la paix sociale. Par ce sentiment d’identification, Leibniz a raison de définir l’amour ainsi : « Aimer, c'est trouver plaisir au bonheur d'autrui »
Dans un second temps l’amour implique un lien de fusion créant ainsi une force constructive. Platon avait posé les conditions d’existence de l’amour dès l’antiquité. Au premier rang de ces conditions, il y a l’aimant et l’aimé. Dans le cadre de la société, l’amour consiste en un rapprochement sans cesse de deux individus distincts. Platon poursuit ainsi l’idée d’Empédocle  qui soutient  que l’amour sous-tend une fusion ou un retour à l’unité originelle. Mais à défaut de cette fusion  de deux personnes, l’amour, exige, dans tous les cas, la considération ou le respect réciproque. Le respect devient un principe de l’harmonie sociale.
 

          b. Le respect et la politesse

                Tout comme l’amitié, le respect consiste à reconnaitre l’autre comme une personne digne d’intérêt. Ils ont tous comme condition une séparation entre un « moi » et un « toi » qui permet d’affirmer sa différence tout en considérant l’autre dans ce qu’il a de particulier.
                Tout aussi comme dans un amour sain, le respect consiste en une projection qui exclut d’emblée une dissolution dans l’ombre ou dans la lumière d’un autre. En effet celui qui se dissout ne s’affirme pas encore ; or le respect exige un équilibre dans les relations humaines. Donc  le premier aspect du respect c’est qu’il s’adresse à la personne en tant que telle et il commence forcément par le respect de soi. « Se respecter soi-même en tant que personne humaine » est d’ailleurs le point de départ de tous les principes de l’harmonie sociale précités. Pythagore a raison d’en faire un de ces préceptes de son secte religieux notamment dans ses « Vers d’Or » où il écrit :
« Ne commets jamais aucune action dont tu puisses avoir
Honte, ni avec un autre,
Ni en ton particulier. Et, plus que tout, respecte-toi toi-même »
                De plus, Kant fait du respect la base de la morale ; et avec lui s’est construite une véritable philosophie du respect. Il écrit dans sa «Critique de la raison pratique » : « Le respect s'applique toujours uniquement aux personnes, jamais aux choses. Les choses peuvent exciter en nous de l'inclination et même de l'amour, si ce sont des animaux (par exemple des chevaux, des chiens, etc.), ou aussi de la crainte, comme la mer, un volcan, une bête féroce, mais jamais du respect. »
La définition d’André Lalande s’inscrit en droite ligne de ce principe kantien lorsqu’il écrit : « Le respect est le sentiment provoqué par la conscience de la valeur morale de la personne ». Ainsi en plaçant la personne au cœur  de sa philosophie, Kant formule la plus grande maxime de la morale objective faisant ainsi appel directement au respect : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours (….) comme une fin et jamais simplement comme un moyen ».  Toutefois le respect peut être purement formel et se manifeste seulement de l’extérieur. Dans cette optique, le respect est réduit à de la politesse ou de la courtoisie qui sont de  simples conventions car elles varient selon les sociétés.
De plus, la politesse est liée au seul fait d’être homme. Ainsi  on peut dire que la politesse est en quelque sorte un « hommage » ; c’est-à-dire le fait de traiter un homme comme un homme. C’est la condition minimale pour vivre avec son semblable qui pourrait toutefois ne pas gagner mon estime.  La politesse est, selon La bruyère, une certaine attention à se comporter dans ses rapports avec les autres, de manière à ne point les blesser, mais au contraire à leur être agréable.
                Mais si la politesse ne se situe qu’à l’extérieure, on se demande si elle a une utilité morale. Pascal reconnaît l’inutilité de la politesse tout en adhérant à son esprit de délicatesse. Dans ses « Pensées », il l’exprime en ces termes : « Respect est : « Incommodez-vous » Cela est vain en apparence, mais très juste, car c’est dire : « je m’incommoderais bien si vous en avez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous soit utile ». Toute personne mérite donc respect, certes, mais c’est le mérite qui est relativisé en rapport avec le type de grandeur qu’elle incarne.
D’une part les grandeurs d’établissement qui varient selon les cultures. Avec ce type de grandeur, c’est seulement la volonté des hommes qui attache de la dignité et de la noblesse à une fonction ou à un statut social. C’est donc très juste de se conformer à cette convention établie afin de ne pas perturber l’ordre social.  C’est dans cette optique que le respect qui s’y attache se réduit alors à de la politesse ou de la courtoisie.
D’autre part les grandeurs naturelles quant à elles font appel à de l’estime. L’estime s’adresse uniquement à la valeur morale de la personne indépendamment de son statut.                                                                                             
Toutefois le respect serait anéanti s’il n’y avait pas une dose de tolérance du fait l’imperfection humaine.

          c. La Pitié et la tolérance

                La tolérance consiste principalement à laisser aux autres la liberté d’agir ou d’exprimer des opinions que nous ne partageons guère. C’est dans ce sens d’ailleurs que la tolérance intègre le respect. En effet il s’agit de respecter la liberté d'autrui en matière d'opinions religieuses, philosophiques, politiques etc. En plus d’intégrer le respect, la tolérance exige aussi l’ouverture d’esprit sans quoi il n’y a pas de compréhension  encore moins de la pitié. La pitié, en effet, est beaucoup plus exigeante que la tolérance car en plus  de comprendre autrui, elle permet de ressentir la souffrance de celui-ci. On pourrait même penser que la pitié est le sentiment générique qui regroupe tous les principes de l’harmonie sociale particulièrement l’amour et la politesse. Selon Rousseau, la pitié est le sentiment le plus naturel qui permet de s’oublier au bénéfice l’autre lorsqu’il écrit : « La pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de l’espèce ». Avec la pitié, on essaie de s’identifier ou de se mettre à la place de l’autre pour ressentir la même souffrance. Ainsi la pitié et la tolérance font lever des barrières entre les individus car elles nécessitent  une communion intime.
 
En plus d’être un sentiment de miséricorde, la tolérance demeure une valeur aussi bien morale que religieuse.  En outre, elle constitue la base du stoïcisme. En effet la maxime «  Acceptes et supportes » que  déclarent les stoïciens suppose que nous laissons passer  même les idées opposées aux nôtres ; c’est dire qu’au nom de la tolérance, nous nous abstenons de les combattre. La question qui se pose est de savoir s’il faut tolérer toutes les idées.
La question est d’autant plus pertinente, que le stoïcisme à qui nous attribuons la philosophie de la tolérance commence par cette maxime : « Instruis- les, si tu peux ; si tu ne peux pas, supporte-les ». De cette maxime de Marc Aurèle, nous voyons d’une part que la recherche de la vérité prime sur toute autre valeur. D’autre part, elle montre que l’amour de la vérité ne doit pas  verser dans le fanatisme ou l’extrémisme dont la conséquence ultime est le terrorisme. Le terroriste est celui qui croît la Vérité est Sa vérité en tentant de l’imposer (par la force brute) à tout le monde.  Or dans cette philosophie de la tolérance, il ne s’agit pas de combattre mais de convaincre.  Donc on ne tolère qu’à défaut  de pourvoir convaincre. Ainsi cette deuxième alternative n’est-elle pas alors un aveu d’impuissance  à convaincre ?
La tolérance  est l’une des valeurs morales où règne un conflit de devoirs. En effet le devoir de dire la vérité et  celui de combattre l’erreur se heurtent ici au respect de la pensée d’autrui. Selon Nietzsche, ce conflit aurait pu être évité s’il n’avait pas cette morale des faibles qui tente de transformer l’impuissance et le ressentiment  en valeur suprême. De cette transformation morale, ne pas pouvoir se venger devient ne pas le vouloir et se présente alors comme une fausse monnaie (valeur) nommée tolérance. S’affirmer  est présenté comme de l’égoïsme devient alors mal et réprimable en soi. S’oublier pour les autres devient politesse ou respect, est par conséquent appréciable selon ces faux monnayeurs. De plus compatir à la douleur d’autrui qui définit la pitié est hissé au premier rang de l’humanisme. Or prôner la pitié est ignorer la vie elle-même est cruelle. Nietzsche  écrit à ce propos « Vivre cela signifierait donc : être sans pitié pour les agonisants, les misérables, les vieillards ? Etre  sans cesse assassin ? –Et pourtant le vieux Moïse a dit : « tu ne tueras point ! » »
Ces principes de l’harmonie sociale soulèvent beaucoup de questions  quant à leur utilité ou leur valeur morale. Mais toujours est-il que ces principes constituent le prix à payer pour avoir la paix sociale.

Conclusion

« L'enfer, c'est les autres » affirme Sartre dans une pièce théâtre intitulée Huis Clos Cette citation renvoie à une vision très négative de la société, en tant que source de contrainte  et de privation pour l'individu.  Toutefois face aux multiples avantages que nous offre le fait de vivre avec nos semblables, il n’est guère permis de se limiter à la vision négative de la société.
En effet la société demeure incontestablement le lieu de perfectionnement de l’homme et même de son épanouissement. L’aspect négatif est même à chercher non du côté de la société mais de la nature humaine qui est, selon Hobbes, un être méchant par nature. « L’homme est un loup pour l'homme » déclare ainsi Hobbes. « L’insociable sociabilité » de Kant ne nous montre-t-il le paradoxal caractère de l’homme ayant son impact dans le groupe.
 En outre c’est avec l’avènement de la société que la morale et la justice voient le jour. L’homme qui sort de l’état de nature se doit donc de tailler un idéal commun à atteindre. Finalement, il semble que la société soit le lieu du bonheur et il est difficile d’envisager  un bonheur d’un homme qui vivrait seul, même si c'est un modèle préconisé par certains ascètes.
 

Auteur: 
Khady Mbaye

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