Le travail

Introduction

Étymologiquement, le travail marque l’idée de souffrance, d’effort douloureux de l’homme dans la nature. C’est une activité essentiellement humaine destinée à la satisfaction de ses besoins. Conçu comme une misère dans la société grecque de l’antiquité, le travail est pourtant la condition de toute vie  humaine et il marque ainsi le passage de la nature à la culture.
Sur le plan économique, le travail est conçu comme une activité qui produit des objets ou des services ayant une valeur d’usage, c’est-à-dire consommables ou utiles. C’est donc une activité lucrative par la création des biens et des services occasionnant des échanges économiques. Il s’oppose en principe alors au jeu qui est une activité ludique. A la différence du travail qui peut se présenter comme une contrainte et qui a un objet déterminé, le jeu quant à lui s’inscrit dans la liberté et n’a d’autre objet que lui-même.
Sur le plan philosophique, le travail est une activité par laquelle l’homme transforme par ses facultés propres, et à l’aide d’outils une donnée pour le rendre mieux utilisable. La production d’une œuvre utile ou d’un résultat fonde des échanges économiques tissant par la même occasion des rapports de solidarité ou de conflits entre les hommes. Malgré sa dimension de contrainte ou d’obligation (horaires à respecter, contrôle du travail, obligation de rendement et d’efficacité), le travail apparait comme une nécessité, un devoir et un droit de tout homme.
Dans ce processus de transformation de la nature et de sa valorisation, il y a des spécificités qui posent une rupture entre le travail humain et toute autre production qu’il faut d’abord clarifier. La question est : peut-on appeler travail toute activité de transformation ou de production ? En quoi le travail est-il foncièrement humain ? Au-delà de l’aspect économique quel est le type de rapport que le travail peut tisser ? Peut-on d’ailleurs dire que tout travail est ennuyeux en soi ? En résumé la question majeure  est : quel sens et quelle signification faut-il donner au travail ?

I  Spécificités du travail

Le travail est certes une production ou une transformation, mais toute production ou transformation n’est pas forcément un travail. C’est parce que le travail exige un certain nombre de conditions pour être appelé ainsi qu’il appartient exclusivement à l’homme. Ce sont ces critères qui nous permettent de distinguer une production animale d’une production humaine.

1) Le travail : une activité humaine

Le travail au sens propre est celui de l’homme. Un animal ne travaille pas ; il constitue seulement un moyen pour l’homme. C’est parce que le travail exige  l’application de son esprit à la nature et que l’animal n’en dispose pas que son activité ne peut pas être appelée travail. Il faut toutefois souligner que l’application de la raison à la matière doit s’accompagner aussi de l’usage des mains. Cette restriction apportée par certains penseurs comme Aristote et Jean Delacroix implique que le travail est uniquement manuel. Ainsi il oppose un travail manuel appelé métier d’une activité purement intellectuelle appelé profession. Partant de cette distinction pour délimiter le travail, Jean Delacroix écrit : « L’activité de l’animal n’est pas le travail, la contemplation de l’esprit pur n’est pas le travail. Le travail c’est l’esprit pénétrant difficilement dans une matière en le spiritualisant ».
C’est parce que le travail doit allier effort et ruse en vue d’une production que l’activité animale ne s’appelle pas travail. En effet, l’animal n’a pas de raison qui pourrait aller dans le sens inverse de la nature. L’animal s’inscrit directement dans la dynamique de la nature pour obtenir une œuvre. Ainsi il lui serait impossible de contredire ou de contourner les lois de la nature tandis que l’homme, par son travail, dompte la nature. C’est dans cette optique que Engels écrit : « l’animal utilise seulement la nature extérieure et provoque des modifications par sa seule présence ; les changements qu’il apporte, l’homme l’amène à servir à ses fins, il la domine. La différence essentielle entre l’homme et les animaux c’est au travail que l’homme la doit »
Le travail humain se distingue de l’activité animale sur ce point essentiel. En effet l’idée d’appliquer son esprit à une matière est décisive pour distinguer le travail foncièrement humain. Karl Marx remarque que le travail est guidé  par un projet à réaliser et, selon lui, l’homme développe ses facultés créatrices et se pose comme fabricateur qui use de sa raison. Il écrit : « Mais ce qui distingue dés l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche ». C’est dire qu’au moment où l’homme élabore un plan pour un but déterminé, la production animale est purement instinctive. Le travail est donc un effort guidé par la raison en vue de réaliser un projet. Toutefois cet effort ne s’applique pas directement à la matière ; le travail humain exige aussi une médiation.

2°) Une médiation de l’outil

Le passage de l’animalité vers l’humanité par le travail exige une médiation. Le travail est le lieu de l’expression de la ruse c’est-à-dire une tactique, une stratégie pour triompher du réel. Cette stratégie se mesure par l’usage des moyens, des outils, des machines dont l’ensemble  se nomme technique de production. Grâce à ces techniques l’homme se distingue de l’animal et son travail constitue une antithèse de la nature. La technique permet aussi bien une affirmation de la volonté humaine qu’une obéissance aux lois de la nature. C’est parce qu’il est le moins armé par la nature que l’homme est dans l’obligation de fabriquer ses propres outils  en usant de son intelligence. Marx définit  d’ailleurs l’homme comme « un animal fabricateur d’outils ». L’étude de la période préhistorique nous montre que l’homme avant de devenir un homo sapiens  a été d’abord un homo faber. Ce contact direct avec la matière et sa manipulation est  même la source du développement de l’intelligence qui devient essentiellement fabricatrice selon Bergson. Un souci d’efficacité pousse alors l’homme à améliorer  l’outil. Ainsi Engels déclare que l’usage d’outils est capital pour parler de travail. Il écrit « le travail commence par la fabrication d’outil »
Le perfectionnement de l’outil ainsi que celui de son résultat est un autre critère majeur pour distinguer le travail humain  de l’activité animale. Rousseau et Leibniz ont insisté sur l’idée de progrès qui caractérise le travail humain. Rousseau définit ainsi l’homme comme un animal perfectible. Cette perfectibilité se reflète à travers  toute production humaine et particulièrement dans son travail. Le dynamisme de la production humaine s’oppose parfaitement à la dimension fixe et permanente de l’activité animale. Rousseau écrit  dans son Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité pour souligner  l’idée de la perfectibilité de l’être  humain par opposition à l’animal car « au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle  était la première année de ces mille ans » ; l’homme, quant à lui, est dans un perpétuel progrès et perfectionnement
Se fondant sur ses trois critères à savoir l’usage de la raison et de l’outil ainsi que la perfectibilité de  toute son œuvre, Leibniz oppose le travail humain-lequel est susceptible d’évoluer- à la production des animaux qui, par contre : « n’inventent rien ; ils ne perfectionnent rien, ils ne réfléchissent, par conséquent, sur rien, ils ne font jamais que les mêmes choses, de la même façon ».
Nul doute que le travail est une activité humaine. Mais pour autant qu’il constitue une activité humaine contribue-t-il à le rendre digne ? Est-il une activité anoblissant ou dégradante ? Le travail est-il nécessaire ? Ces questions nous introduisent dans l’étude des différentes conceptions du travail.

II   Les conceptions du travail

1) La conception économique du travail

Le travail est le premier moment de la vie économique. Aucun objet ne peut avoir de valeur économique si ce n’est par le travail. Cette valeur n’est rien d’autre que le travail déployé pour produire l’objet.  Cette conception marxiste du travail rejette la légitimité du capitalisme dans la mesure où seul le travail est créateur de biens et de services. L’illégitimité du capitalisme s’explique par le déséquilibre entre la force du travail fourni par l’ouvrier  et son salaire. La plus-value qui en découle est le fruit d’un travail aliéné. L’aliénation du travail ne se limite pas seulement à son résultat   mais aussi à celle de l’ouvrier lui-même.  C’est parce que le travail a été transformé en marchandise ou une simple force de l’ouvrier à acheter, que le capitalisme surgit pour le réduire en esclavage. Dans cette dynamique de détournement du produit et de la dépossession  de l’ouvrier, le travail est conçu comme une activité aliénante et appauvrissante. Marx écrit à ce propos : « Plus l’ouvrier s’extériorise dans son travail, plus le monde étranger, objectif, qu’il crée en face de lui devient puissant, plus il s’appauvrît lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre ». Ainsi le travail n’est plus un lieu d’autoréalisation ou un facteur d’humanisation. Or l’objectif premier du travail devait être un lieu d’épanouissement et de réalisation de l’être. En effet c’est parce que l’homme transforme la nature en se transformant lui-même que le travail devient formateur. C’est dire qu’en travaillant il développe ses facultés créatrices et se pose comme fabricateur qui use de sa raison en repoussant constamment son animalité.
 Jean Paul Sartre abonde dans ce sens tout en soulignant toutefois le double aspect du travail. D’une part, sous l’angle du taylorisme, le travail réduit l’ouvrier en objet ou en machine qui répète le même geste insignifiant à longueur de journée. Cette réduction d’objet  s’explique par le fait que l’homme se voit détacher de sa liberté de penser car le même geste monotone, étant isolé d’un mouvement d’ensemble, devient inconscient  et finit par être un simple acte mécanique et instinctif. D’autre part Sartre souligne que par son essence même, le travail est facteur de libération dans la mesure où c’est une transformation il permet  à l’homme de s’affirmer et  d’imposer sa volonté à la nature. Sa maîtrise des choses et de ses propres facultés est la source même de sa liberté.
En plus de la satisfaction des besoins de premier ordre que sont manger, boire, se vêtir et se loger, seul le travail légitime la propriété et l’enrichissement privé. C’est pour quoi il serait injuste de considérer comme Proudhon que tout capitalisme est illégitime en soi. En effet si le capital est acquis par le travail et si les conditions du travail de l’ouvrier sont affranchies de la servitude par une rétribution équitable des richesses alors on peut parler de la légitimité de la propriété privée. C’est dans ce sens que Alain conteste les propos de Proudhon  ainsi : «  Une parole comme celle-ci qui fit tant de bruit : « La propriété c’est le vol », me fait horreur parce que je vois les deux termes ainsi rapprochés sont déformés effrontément, la propriété étant par essence lié au travail, et le vol se définissant par l’acquisition sans travail ». L’économie d’une nation ne peut être bâtie de manière solide et durable que sur ses ressources humaines autrement dit sur le dévouement et le respect que chacun doit apporter à son travail. Le travail dans cette dimension économique ne peut donc être nullement considérer comme une activité servile. Cette conception économique  qu’elle soit interprétée positivement ou négativement est toujours liée à une dimension sociale.

2) La dimension sociale et morale du travail

Toute société repose sur la division du travail. C’est parce qu’au-delà de  son aspect économique, la division du travail tisse forcément une relation entre les individus. Karl Marx souligne la dimension sociale du travail intimement à la dimension économique par ces termes : « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces matérielles ». La répartition des tâches, selon différentes modalités, engendre un lien social sans lequel la vie humaine serait difficile voire même impossible. Léon Bourgeois insiste sur ce remarquable rapport que le travail a entraîné par ces termes : « L’homme ne peut accomplir des gestes les plus ordinaires et les plus nécessaires : boire un verre d’eau, manger, allumer une lampe sans mettre en contribution le travail d’autrui ».  Un rapport est donc posé nécessairement mais quelle peut être la nature de ce rapport ?
Léon bourgeois défend un rapport de solidarité et de complémentarité du travail social. Le travail est le lieu du donner et du recevoir par excellence. Cet échange entre mon travail et celui d’autrui est à l’origine d’une cohésion sociale. Selon Platon d’ailleurs l’un des principes fondamentaux sur lesquels reposent la bonne marche et l’harmonie d’une société est que chaque individu  remplit la tâche qui lui est dévolue naturellement. Il faut alors que chacun fasse l’objet d’une spécialisation entraînant ainsi un esprit d’équipe chez les travailleurs d’une même chaîne. C’est donc la division du travail qui est à l’origine d’une collaboration ou d’une coopération entre collègues. Emile Durkheim abonde dans le même sens lorsqu’il écrit : « Ce qui fait la valeur morale de la division du travail […] c’est que, par elle, l’individu reprend conscience de son état de dépendance vis-vis de la société ».
En dehors de ces aspects de solidarité et de coordination, le rapport peut être conflictuel. En mettant les individus dans une relation d’interdépendance, le travail les oppose à travers un conflit d’intérêt. De plus évaluant le travail par lui-même par son efficacité, son rendement et sa perfection, on court vers sa propre glorification au détriment de l’aspect humain. Cela peut aboutir à la surexploitation des capacités humaines  conduisant ainsi à une course effrénée vers les richesses c’est-à-dire cette dimension purement matérialiste de l’existence humaine. Cette course effrénée le plus souvent immorale entraîne un conflit, une rivalité, une lutte ou une concurrence déloyale entre les hommes. Ce rapport conflictuel est souligné de fort belle manière par Karl Marx qui voit, dans toute l’histoire, une lutte des classes sociales lesquelles sont engendrées par un rapport de production. II écrit avec Engels dans son manifeste du parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à à nos jours est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon – en un mot, oppresseurs et opprimés en perpétuelle opposition, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt secrète, tantôt ouverte ». Ce conflit se voit de  nos jours par une lutte syndicale entre le gouvernement ou le patronat d’un côté et les travailleurs de l’autre côté. Toutefois les inconvénients que la division du travail entraîne par la création de confit entre travailleurs n’occultent en rien l’aspect positif du travail. Cet aspect se mesure notamment dans la dimension éducatrice du travail.
En quoi consiste l’éducation que nous prodigue le travail ?
D’une part en ce que le travail est créateur de valeurs morales. En effet de la transformation de la nature, il en résulte un monde artificiel, plus humain selon George Bataille. Il humanise donc le monde extérieur caractérisé par la rudesse et l’hostilité ; mais en même temps qu’il humanise la nature, l’homme se transforme lui-même. Cette transformation consiste en une négation de sa réalité première qu’est l’animalité. La fonction du travail est donc d’éduquer l’homme et cette éducation consiste à faire passer l’homme de l’état d’animalité à l’état de civilisation.
D’autre part en ce que le travail revêt en soi une dimension sociale. En effet il fait intégrer l’homme dans un circuit de production faisant qu’il est toujours en relation avec ses semblables. Par là il socialise l’homme en lui procurant une place et un rôle à jouer dans la société. Le travail est également formateur de personnalité car en choisissant son métier, lequel est toujours lié à un profil, on détermine en même temps une grande partie de sa  vie ainsi que la place que nous devons occuper dans la société.
 Et enfin en ce que le travail épure les mœurs car il constitue une source de dignité, de gloire et de respectabilité d’un individu. A. de Vigny dans son Journal d'un poète écrit : « Le travail est beau et noble. Il donne une fierté et une confiance en soi que ne peut donner la richesse héréditaire ».Par ailleurs, il exorcise l’égoïsme car l’individu sait que sa vie dépend largement d’une chaîne de production dont il n’est qu’un maillon. Bref le travail fait l’objet de plusieurs interprétations parfois contradictoires. Positivement ou négativement perçu, l’interprétation du travail soulève beaucoup de débats. Au centre de ces débats figure la question de son sens. 

III La valeur et le sens du travail

1°) Le sens du travail

 Au-delà de vivre, pourquoi l’homme doit-il travailler ? À quoi sert le travail ? Travaillons-nous en toute liberté ou par contrainte et nécessité ? Le travail rime-t-il avec la joie ou avec  la douleur ?
De prime abord,  L’étymologie du mot  présente le travail comme quelque chose de contraignant. En effet «  travail » vient du mot latin «tripalium » qui signifie une machine servant à immobiliser les chevaux pour les ferrer. C’est donc un instrument de torture marquant ainsi l’idée de souffrance et  de douleur qui caractérise le travail. Par le travail donc, l’homme est maudit car il exprime un labeur, une activité pénible dont l’homme est obligé de s’y soumettre.
La conception religieuse lui donne le même sens en présentant le travail comme une punition, un châtiment que Dieu afflige à l’homme à la suite du péché originel. Il revêt ainsi un caractère de supplice et de peine pour l’homme. Le travail, dans cette dynamique, sert à assumer une sanction ou une punition en vue de payer une dette et de réparer une faute grave commise par l’homme envers Dieu. Pour marquer cette malédiction à laquelle l’homme est condamné, le texte de la Genèse est explicite. En effet il est écrit dans Genèse, 3,4 : «  L’Eternel Dieu dit à l’homme : c’est à la sueur de ton visage que tu mangeras ton pain jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été pris.. »
De même dans les sociétés esclavagistes de l’antiquité et du moyen âge le sens du travail n’est guère reluisant. En effet dans ces sociétés le travail est perçu comme un facteur d’avilissement. Ainsi Aristote considère que l’homme libre ne doit pas travailler, travail entendu dans le sens d’une production manuelle. Dans cette optique le travail manuel, ce dur labeur, n’est pas fait pour un homme digne. La noblesse et la liberté ne riment point avec le travail au sens restreint du terme.  C’est dire que le vrai bonheur est dans la contemplation pure de l’esprit. Or cette contemplation n’est guère rangée dans le travail entendu selon Aristote comme une manipulation de la matière. Aristote déclarait : «  La cité organisée appartient à ceux qui ne travaillent pas nécessairement pour vivre  ». Il est donc évident que la réflexion représente la plus haute et la plus agréable activité dont un homme libre puisse s’occuper. Dans ces sociétés le travail, réservé seulement aux esclaves, est synonyme d’une perte de liberté et il constitue un moyen d’oppression de l’homme.
Dans la même lancée, Nietzsche souligne que l’activité qui glorifie et libère l’homme est  dans la joie de créer  du penseur et de l’artiste. Par contre ce dur labeur manifeste une peur de la solitude et constitue en même temps une police pour dompter les forces actives. Il écrit : « On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail – c’est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir – que c’est la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance ». Le travail est un moyen de la société pour canaliser et discipliner les individus afin de les rendre tous semblables, grégaires et interdépendants.
Si le travail est dévalorisé c’est parce que c’est le consommateur lui-même qui définit l’idéal de ce qui doit être produit par l’ouvrier. Dès lors le travailleur module son activité en fonction des besoins du consommateur qui se trouve alors être la fin ultime ; le consommateur est le maître en quelque sorte du producteur : c’est la loi du marché dit-on !
 Dans la philosophie de Hegel par contre le travail est une activité de libération et  d’humanisation.  En effet dans sa «  dialectique du maître et de l’esclave », l’esclave travaille puisqu’il est soumis à son désir animal de survivre. Et c’est aussi son travail qui fait vivre le maître qui, du coup, dépend du travail de l’esclave. En transformant la nature pour faire subsister le maître, l’esclave se transforme lui-même et accède à la liberté grâce à son travail. C’est dire que son travail est la manifestation de sa volonté à la nature et un moyen d’affranchissement. Alexandre Kojève, dans son introduction à la lecture de Hegel, souligne cette libération  de l’esclave par le travail : «  Et en travaillant, l’esclave devient le maître de la nature... En devenant par le travail maître de la nature, l’esclave se libère donc de sa propre nature d’esclave : il le libère du maître». Ainsi si le désir de survie pousse l’homme à la servitude radicale de sa conscience, le travail, par contre, l’affranchit concrètement de cette servitude. Nous disons donc  avec Hegel et Marx que le travail, dans son essence, humanise l’homme mais ce sont seulement les conditions du travail qui se révèlent être la source de servitude et d’avilissement.
Mieux encore le lien étroit qui unit l’existence humaine et le travail est souligné par Jules Vuillemin. Ce dernier, pour montrer que le travail est un moyen de réalisation de l’essence humaine, paraphrase Descartes  lorsqu’il écrit : « je travaille donc je suis ». Le cogito de Descartes avait pour but de montrer que c’est la raison qui définit l’homme, mais le travail, en intégrant la raison, la perfectibilité en plus de son caractère d’éducateur, rassemble tous les critères qui ont servit à définir l’homme selon les grandes anthropologies philosophiques. Ceci nous permet de dire que c’est le travail qui fait de nous des hommes c’est-à-dire nous rend notre humanité. Dans cette dynamique, le travail n’a pas pour but de châtier l’homme ou de le faire souffrir ; au contraire, il rime avec la joie et la satisfaction de soi. « Fuir le travail comme la peste » n’est envisagé que si le travail est forcé, contraignant et ne permettant pas un épanouissement individuel. Dans la psychanalyse, la capacité à réconcilier la contrainte du travail et le plaisir est un signe d’équilibre entre les différentes instances qui gouvernent la personnalité. Selon Sigmund Freud, le principe de plaisir qui régit le psychisme doit être réconcilié avec le principe de la réalité dans la visée du bonheur ; au cas contraire il doit être sublimé c’est à dire canaliser ou investi dans un autre domaine. C’est ainsi donc que l’art ou le travail constituent des moyens de libérer cette énergie emmagasinée dans  des composantes vitales comme l’agressivité, l’amour propre et surtout ce désir sexuel appelé libido. Si le principe du plaisir en tant que principe fondamental le plus puissant est investi dans le travail, cela ne peut qu’être bénéfique pour l’individu et pour la société. Freud écrit : « La possibilité de transférer les composantes narcissiques, agressives, voire érotiques de la libido dans le travail professionnel et les relations sociales qu’il implique, donne à ce dernier une valeur  qui ne le cède en rien à celle que lui confère le fait d’être indispensable à l’individu pour maintenir et justifier son existence au sein de la société ». La valeur du travail doit être donc cherchée dans sa capacité de procurer la joie malgré sa dimension de nécessité. Pour ce faire le travail doit signer une alliance avec les loisirs.

2°)  Travail et Loisir

Cette haine du travail ne signifie pas pour autant que nous  le préférons à l’oisiveté. Une existence sans activité, puisqu’elle sera forcément ennuyeuse, n’est ni souhaitable ni supportable. C’est pour ne pas tomber ni dans l’oisiveté ni dans un travail qui finirait  par détruire sa propre source que l’homme établit un équilibre entre les deux. C’est ainsi que le loisir apparait comme le juste milieu. Travail et loisir sont aussi indispensables l’un comme l’autre. C’est pour montrer que le travail et le loisir ne peuvent aller l’un sans l’autre que Kant écrit « La plus grande jouissance sensible, qui ne se mêle d’aucun dégoût, consiste, quand on est en pleine santé, à se reposer après le travail. Le penchant à prendre du repos sans avoir travaillé, quand on est en bonne santé, s’appelle paresse ». De ce fait le travail est dans une relation dialectique avec le loisir tandis qu’il s’oppose impérativement à l’oisiveté dont le proverbe déclare qu’elle est la mère de tous les vices. Voltaire, dans ses «  Correspondances » écrivait d’ailleurs : «  Il vaut mieux mourir que de traîner dans l'oisiveté une vieillesse insipide; travailler, c'est vivre ». Le loisir, contrairement à l’oisiveté, forme une entité avec le travail. En effet le loisir se définit  comme le temps libre laissé par le travail social. La relation travail / loisir est très problématique car le loisir est certes une cessation momentanée du travail mais il demeure aussi sa condition d’existence.
 D’une part parce que les critères distinctifs du travail et ceux du loisir les opposent tout en les liant ; c’est dire qu’il existe une symétrie qui les séparent tout en établissant une équivalence. Dans le loisir, l’idée de divertissement ou de délassement dont il s’agit est marquée par la liberté de faire ou de ne pas faire. Or le travail dans son essence est caractérisé par la contrainte et l’obligation. De plus le loisir présente des formes diversifiées car il peut s’exprimer dans le repos, dans le sport, dans les activités artistiques ou touristiques, dans le jardinage ou le bricolage etc.  Par contre le travail est un perpétuel recommencement et se présente comme une activité qui se répète continuellement. Par cet aspect répétitif, le travail est considéré par certains penseurs comme une activité insensée car sa production est toujours destinée à être consommée c’est-à-dire à être détruite ; C’est alors produire pour ensuite détruire. Donc à l’image de Sisyphe, le  même geste est sans cesse recommencé dans le travail alors que dans le loisir c’est la recherche d’une distraction et d’une satisfaction immédiate. Bref la tautologie du travail s’oppose parfaitement au renouvellement dans le loisir. De plus au moment où le travail est dirigé par un but déterminé, le loisir constitue quant à lui une fin en soi. Une même activité donc peut se présenter sous ces deux formes mais le loisir et le travail se séparent clairement par ce critère décisif dont F. Simiand, dans sa Grande Encycl. souligne par ces propos : «… une excursion est un exercice de l'activité qui n'est pas travail chez le touriste, parce qu'il y cherche seulement une satisfaction directe; elle est un travail pour le guide (…) Il se mêle souvent à la notion du travail une idée de contrainte ».
D’autre part la nécessité et la valeur du loisir autant que celles du travail  sont démontrables à plus d’un titre. Le loisir en effet est  une récréation. Dans cet ordre d’idées c’est la détente qui permet de reconstituer ou de récupérer la source même du travail. C’est dire que sans la « re-création », la source du travail risque de tarir et la production resterait nulle. Ainsi ces moments de détente sont une délivrance des forces physiques et intellectuelles qui permettent de reprendre de plus belle le travail. Indépendamment de cette délivrance des forces physiques, les loisirs permettent aussi de garder un équilibre psychologique de l’individu. En effet le loisir est un remède ou du moins un moyen efficace  de lutter contre les soucis ou le stress et contre les angoisses que nous subissons au quotidien dans notre travail. En plus du caractère ludique qui permet de décompresser, les loisirs peuvent s’approprier plusieurs critères qu’on attribuait d’office au travail. En premier lieu il peut avoir comme le travail une haute valeur économique. Donc à l’image du travail, les loisirs constituent une source d’enrichissement par la création des services. Mieux l’organisation des loisirs est une véritable industrie offrant un important marché du travail comme vient de le souligner F. SIMIAND à propos de l’activité touristique. En second lieu les loisirs revêtent à l’image du travail une dimension sociale et pédagogique. A travers le tourisme et la mise en place des stades, des salles de jeu ou de sport, les loisirs constituent un lieu de rencontre et une source de brassage entre les individus. Dans cet ordre d’idées ils demeurent un puissant moteur  de développement culturel. En dehors de cet aspect social, les loisirs ont également une valeur pédagogique. En effet le jeu et le théâtre entre autres divertissements n’ont pas seulement pour but d’amuser ; ils ont aussi un caractère éducateur. Les conférences, les jeux de l’esprit comme le scrabble, les mots croisés ou les anagrammes sont aussi divertissants qu’instructifs
Toutefois pour fustiger le loisir, les auteurs comme Vuillemin et  Rousseau sont partis du fait que le travail est l’unique valeur. Or tout loisir exige forcément un arrêt du travail. C’est parce que, selon eux, l’individu reste improductif dans ces moments de loisir qui marque la cessation du travail. C’est dans ce sens que Vuillemin conclut que si travailler est posséder l’être, jouer c’est le perdre.  Mais cet argument ne prend pas en compte le fait qu’on ne peut parler de loisir qu’après avoir travaillé. C’est également confondre loisir et oisiveté qui sont pourtant très différents. C’est en effet l’oisiveté et non le loisir qui constitue un obstacle à la production. Un travail qui n’est pas interrompu par des moments de détente serait même impossible. C’est pourquoi nous soutenons que le travail et le loisir vont de pair et que chaque sphère est nécessaire à la vie humaine.

Conclusion :

L’idée fondamentale à retenir est qu’il soit manuel ou intellectuel, le travail est toujours un effort. Mais nous n’allons pas jusqu’à établir que tout travail est synonyme de douleur bien que son étymologie s’y prête. C’est parce que le travail est l’un des thèmes favoris aussi bien des économistes que des sociologues et moralistes qu’il ne peut manquer de soulever des interprétations contradictoires.
Ayant pour principal but la satisfaction des besoins, le travail s’est  également donné d’autres objectifs remarquables. C’est ainsi que malgré la dimension socialisante et éducatrice du travail, une vision tout à fait négative est soulignée car il peut aussi être considéré comme ce qui est abject et banni de Dieu.
Des concepts  comme la technique, le progrès, l’échange et le salaire, même s’ils sont différemment appréciés, sont fortement liés à la notion du travail. D’où tous les avantages du travail dans la vie. Mais le travail n’est pas seulement en rapport avec la vie puisqu’il nous permet même de triompher de la mort. C’est ainsi qu’à chaque étape décisive où l’homme s’est trouvé dans une situation de pénurie qui menace son existence, l’effort fourni  dans travail s’est amplifié ; et c’est cette concentration constante de l’homme qui a permis de résister et de surmonter les nombreux obstacles qui se sont dressés devant lui tout au long de son histoire. 
 
Auteur: 
Khady Mbaye Professeur de philosophie au Lycée de Taïba Niassène

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L'animal a t il un travail

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