Série de Textes sur La liberté

Texte 1

LIBERTE : C’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens : qui chantent plus qu’ils ne parlent : qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre.
Je ne trouve une signification précise à ce nom de la « Liberté » que dans la dynamique et la théorique des mécanismes, où il désigne l’excès du nombre qui définit un système matériel sur le nombre de gènes qui s’opposent aux déformations de ce système, ou qui lui interdisent certains mouvements.
Cette définition qui résulte d’une réflexion sur une observation toute simple, méritait d’être rappelée en regard de l’impuissance remarquable de la pensée morale à circonscrire dans une formule ce qu’elle entend elle-même par « liberté » d’un être vivant et doué de conscience de soi-même et de ses actions. Les uns, donc, ayant rêvé que l’homme était libre, sans pouvoir dire au juste ce qu’ils entendaient par ces mots, les autres, aussitôt, imaginèrent et soutinrent qu’il ne l’était pas. Ils parlèrent de fatalité, de nécessité, et, beaucoup plus tard, de déterminisme ; mais tous ces termes sont exactement du même degré de précision que celui auquel ils s’opposent.
Ils n’importent rien dans l’affaire qui la retire de ce vague où tout est vrai. Le « déterminisme » nous jure que si l’on savait tout, l’on saurait aussi déduire et prédire la conduite de chacun en toute circonstance, ce qui est assez évident. Le malheur veut que « tout savoir » n’ait aucun sens.
P. Valéry, Regards sur le monde actuel. « Fluctuations sur la liberté », (1938), in Œuvre, Tome II, Bibliothéque de la Pléiade, Ed. Gallimard, 1960, P. 951

Texte 2

Ceux qui ont écrit sur les Affections et la conduite de la vie humaine semblent, pour la plupart, traiter non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la Nature mais de choses qui sont hors de la Nature. En vérité, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Ils croient, en effet, que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa détermination.
Ils cherchent donc la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non dans la puissance commune de la Nature, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine et, pour cette raison, pleurent à son sujet, la raillent, la méprisent ou le plus souvent la détestent. [….]
Les Affections donc de la haine, de la colère, de l’envie, etc., considérées en elles- même, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières.
Spinoza, Ethique, 3e partie

Texte 3

Je n’ai rien supposé ou avancé, touchant la liberté, que ce que nous ressentons tous les jours en nous-mêmes, et qui est très connu par la lumière naturelle(…)
 Mais encore que peut- être il y e ait plusieurs qui, lorsqu’ils considèrent la pré ordination de Dieu, ne peuvent pas comprendre comment notre liberté peut subsister et s’accrocher avec elle, il n’y a néanmoins personne, qui se regardant seulement soi-même, ne ressente et n’expérimente que la volonté et la liberté ne sont qu’une même chose, ou plutôt qu’il n’y a point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre.
René Descartes, 1642, Troisièmes objections, Réponse à la 12èm objection Garnier Flammarion 

Texte 4 

Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.
Au reste il est si évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne pas le donner quand bon lui semble, que cela peut être composé pour une de nos plus communes notions pas.
René Descartes, 1644, Principes de la philosophie

Texte 5

Jamais nous n’avons été plus libres que l’occupation allemande. Nous avions perdu tous nos droits et d’abord celui de parler ; on nous insultait en face chaque jour et il fallait nous taire ; on nous déportait en masse, comme travailleurs, comme juifs, comme prisonniers politiques ; partout sur les murs, dans les journaux, sur l’écran, nous retrouvions cet immonde et fade visage que nos oppresseurs voulaient nous donner de nous-mêmes : à cause de tout cela nous étions libres. Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête : puisqu’une police toute puissante cherchait à nous contraindre au silence, chaque parole devenait précieuse comme une déclaration de principe puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement. Des circonstances souvent atroces de notre combat nous mettaient enfin à même de vivre, sans fard et sans voile, cette situation déchirée, insoutenable qu’on appelle la condition humaine.
Jean Paul Sartre, « La République du silence ».

Texte 6

La liberté est une, mais elle se manifeste diversement selon les circonstances. A tous les philosophes qui s’en font les défenseurs, il est permis de poser une question préalable : à propos de quelle situation privilégiée avez-vous fait l’expérience de votre liberté ? C’est une chose en effet d’éprouver qu’on est libre sur le plan de l’action, de l’entreprise sociale ou politique, de la création dans les arts, et une autre chose de l’éprouver dans l’acte de comprendre et de découvrir. Un Richelieu, un Vincent de Paul, un Corneille auraient eu, s’ils avaient été métaphysiciens, certaines choses à nous dire sur la liberté, parce qu’ils l’ont prise par un bout, au moment où elle se manifeste par un événement absolu, par l’apparition du nouveau, poème ou institution, dans un monde qui ne l’appelle ni le refuse.
Descartes, qui est d’abord un mathématicien, prend les choses par l’autre bout : son expérience première n’est pas celle de la liberté créatrice ex nihilo, mais d’abord celle de la pensée autonome qui découvre par ses propres forces des relations intelligibles entre essences déjà existantes. C’est pourquoi, nous autres  Français qui vivons depuis trois siècles sur la liberté cartésienne, nous entendons implicitement par « libre arbitre » l’exercice d’une pensée indépendante plutôt que la production d’un acte créateur, et finalement nos philosophes assimilent, comme Alain, la liberté avec l’acte de juger.
Sartre, Situations I p. 314, Ed. Gallimard.

Texte 7

Dostoïevski avait écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. » c’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses.
Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses.
 C’est ce que j’exprimai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas crée lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde il est responsable de tout ce qu’il fait. L’existentialisme ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l’homme est responsable de sa passion. L’existentialisme ne pensera  pas non plus que l’homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui  l’orientera ; car il pense que l’homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l’homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme.
Sartre, L ‘Existentialisme est un Humanisme, pp 36-38 Les Editions Nagel et Briquet, 1946, Genève

Texte 8

On pense en effet que l’esclave est celui qui agit par commandement et l’homme libre celui qui agit selon son bon plaisir. Cela cependant n’est pas absolument vrai, car en réalité être captif de son plaisir et incapable de ne rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage, et la liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la seule conduite de la Raison. Quant à l’action par commandement, c’est-à-dire à l’obéissance, elle ôte bien en quelque manière la liberté, elle ne fait cependant pas sur-le-champ un esclave, c’est la raison déterminante de l’action qui le fait. Si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l’agent est un esclave, inutile à lui-même ; au contraire, dans un Etat et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obéit en tout au souverain ne doit pas être dit en esclave inutile à lui-même, mais un sujet […] De même encore les enfants, bien que tenus d’obéir aux commandements de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves ; car les commandements des parents ont très grandement égard à l’utilité des enfants. Nous reconnaissons donc une grande différence entre un esclave, un fils et un sujet, qui se définissent ainsi : est esclave qui est tenu d’obéir à des commandements n’ayant égard qu’à l’utilité du maître commandant ; fils qui fait ce que lui est utile par le commandement de ses parents ; sujet enfin, qui fait par le commandement du souverain ce qui est utile au bien commun et par conséquent aussi à lui-même.
Spinoza, Traité théologico-politique, in Œuvres, T. II, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, pp. 267-268.

Texte 9

On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement.
Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté  d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner c’est obéir.  Vos Magistrats savent cela mieux que personne, eux qui comme Othon n’omettent rien de servile pour commander. Je ne connais de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a d’opposer de résistance. Dans la liberté commune nul n’a le droit de faire ce que la liberté d’un autre lui interdit, et la vraie liberté n’est jamais destructive d’elle-même.
Ainsi la sans la justice est une véritable contradiction ; car comme q’on s’y prenne tout gêne dans l’exécution d’une volonté désordonnée. 
Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni où quelque un est au-dessus des Lois : dans l’état même de nature l’homme n’est libre qu’à la faveur de la Lois naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois  et c’est par la force des Lois qu’il n’obéit pas aux hommes. (…) Un peuple est libre, quelque forme qu’ai son Gouvernement, quand dans celui qui gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la loi.
Rousseau, Lettres écrites de la Montagne. In œuvre, tome III,
Bibliothèque de la Pléiade, Ed. Gallimard, p 841

 Texte 10

Le but final de l’instauration d’un régime politique n’est pas la domination ni la répression des hommes, ni leur soumission au joug d’un autre (…) Le but poursuivi ne saurait être de transformer des hommes raisonnables en bêtes ou en automates ! Ce qu’on a voulu leur donner, c’est, bien plutôt, la pleine latitude de s’acquitter dans une sécurité parfaite des fonctions de leurs corps et de leur esprit. Après quoi, ils seront en mesure de raisonner plus librement, ils ne s’affronteront plus avec les armes de la haine, de la colère, de la ruse et ils se traiteront mutuellement sans injustice. Bref, le but de l’organisation en société, c’est la liberté !
Baruch Spinoza,Traité des autorités théoriques et politiques,
Chap. XX, trad. M. France, Gallimard, La Pléade, p. 95.

Texte 11

Extrait de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 Août 1789


 Article 1
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

Article 2
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

Article 3
Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément.

Article 4
 La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l’exercice des droits naturel de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

Article 5
La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

Article 10
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

Article 11
La libre communication des pensées et des opinions est un des droit les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

Article 12
La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

 

Texte 12

(…) Si nous prenons le mot de liberté en son sens propre de liberté corporelle, c’est-à-dire de n’être ni enchaîné ni emprisonné, il serait tout à fait absurde de la part des hommes, de crier, comme ils le font pour obtenir cette liberté dont ils jouissent si manifestement. D’autre part, si nous entendons par liberté le fait d’être soustrait aux lois, il n’est pas moins absurde, de la part des hommes, de réclamer comme ils le font cette liberté qui permettrait à tous les autres hommes de se rendre maîtres de leurs vies. Et cependant, aussi absurde que ce soit, c’est bien ce qu’ils réclament ; ne sachant pas que les lois  sont sans pouvoir pour les protéger s’il n’est pas un glaive entre les mains d’un homme (ou de plusieurs) pour faire exécuter ces lois. La liberté des sujets ne résident par conséquent que dans les choses, qu’en règlementant leurs actions le souverain a passées sous silence, par exemple la liberté d’acheter, de vendre, et de conclure d’autres contrats avec les autres ; de choisir leur résidence, leur genre de nourriture, leur métier, d’éduquer leurs enfants comme ils le jugent convenables (…).
 Hobbes, Leviathan, trad. Tricaud, Ed. Sirey, 1971, p224.

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