L’art et le réel

Le problème philosophique

Qu’est-ce que les beaux arts ? Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Autrement dit quels sont les critères de l’art ? Ces questions nous amènent à déterminer la spécificité de la production artistique. Celle-ci est une activité humaine dont le but est la recherche du beau. Le critère du Beau est-il l’émotion comme le pense Delacroix qui écrit : «  l’on est en face d’une authentique chef d’œuvre lorsque cette œuvre nous met en joie »[1]. ? Cette remarque soulève une question importante : les jugements que nous portons sur l’œuvre sont-ils simplement « des jugements de goût » ? En dehors de la recherche du beau l’art n’a- t- il pas d’autre fonctions c’est – à – dire d’autres objectifs à poursuivre. D’ailleurs doit-il imiter la nature ou relève – il - d’une simple imagination ?
Imitation ou création pose le problème du rapport entre l’art et le réel. Il faudra alors se demander d’abord comment saisir ce réel. Le saisit-on à travers les sens ou à travers la raison ? A travers la nature ? De quelle nature est ce réel que l’art se charge de traduire ? Est-ce dans la conception réaliste ou abstraite qu’on doit comprendre ce réel ? L’artiste parvient-il à traduire ce réel sans faire entrer en jeu sa personne ? Cette question est suscitée par l’affirmation de René Huyghe qui écrit : « … l’art est un des rares moyens dont dispose un individu pour rendre perceptible aux autres ce qui le différencie d’eux : le monde de rêves, de tourments ou d’obsessions dont il est le seul à porter le poids. De chacun, alors, il exprime ce qu’on croyait inexprimable : son secret »[2].
Mais les émotions et les sentiments faisant partie du réel au même titre que le concret et l’imaginaire, il va falloir déterminer les différents types de réalisme. Ces différentes questions constituent l’objet de l’esthétique. Le terme vient du grec Aîsthésis qui veut dire faculté de percevoir par nos sens. En tant que la sensation est une condition nécessaire de notre impression du beau, l’esthétique se veut aussi une réflexion critique sur les beaux-arts. L’esthétique occupe une place importante aussi bien dans la philosophie platonicienne, Kantienne qu’Hégélienne. C’est donc une étape décisive qui tente de fonder une réflexion philosophique sur la peinture, sur le théâtre, sur la littérature, sur la musique, sur la sculpture bref sur les œuvres d’art.

Texte 1 :

Ce que l’art n’est pas.

L’art est distingué de la nature, comme le « faire » (facere) l’est de l’ « agir » ou « causer » en général (agere) et le produit ou la conséquence de l’art se distingue en tant qu’œuvre (opus) du produit de la nature en tant qu’effet (effectus).
En droit on ne devrait appeler art que la production par liberté, c’est – à – dire par un libre arbitre, qui met la raison au fondement de ses actions. On se plait à nommer une œuvre d’art le produit des abeilles (les gâteaux de cire régulièrement construits), mais ce n’est qu’en raison d’une analogie avec l’art ; en effet, dès que l’on songe que les abeilles ne fondent leur travail sur aucune réflexion proprement rationnelle, on déclare aussitôt qu’il s’agit d’un produit de leur nature (de l’instinct), et c’est seulement à leur créateur qu’on l’attribut qu’en tant qu’art.
Lorsqu’en fouillant un marécage on découvre, comme il est arrivé parfois, un morceau de bois taillé, on ne dit pas que c’est un produit de la nature, mais de l’art ; la cause productive de celui-ci a pensée à une fin, à laquelle l’objet doit sa forme. On discerne d’ailleurs un art à toute chose, qui est ainsi constituée, qu’une représentation de ce qu’elle a dû dans sa cause précéder sa réalité (même chez les abeilles), sans que toutefois cette cause ait pu précisément penser l’effet ; mais quand on nomme simplement une chose une œuvre d’art, pour la distinguer d’un effet naturel, on entend toujours par là une œuvre de l’homme.
L’art, comme habilité de l’homme, est aussi distinct de la science (comme pouvoir l’est de savoir), que la faculté pratique est distincte de la faculté théorique, la technique de la théorie (comme l’arpentage de la géométrie). Et de même ce que l’on peut, dès qu’on sait seulement ce qui doit être fait, et que l’on connait suffisamment l’effet cherché, ne s’appelle pas de l’art. Seul ce que l’on ne possède pas l’habileté de faire, même si on le connaît de la manière la plus parfaite, relève de l’art. Camper décrit très exactement comment la meilleure chaussure doit être faite, mais il ne pouvait assurément pas en faire une.
L’art est également distinct du métier : l’art est dit libéral, le métier est dit mercenaire. On considère le premier comme s’il ne pouvait obtenir de la finalité (réussir) qu’en tant que jeu, c’est – à – dire comme une activité en elle-même agréable ; on considère comme le second comme un travail, c’est – à – dire comme une activité, qui est en elle-même désagréable (pénible) et qui n’est attirante que par son effet (par exemple le salaire), et qui par conséquent peut être imposée de manière contraignante.
Kant, critique de la faculté de juger, Trad. A. Philonenko, Vrin, 1968, P.135.

Questions :

De quoi parle le texte ?      
Quelle est l’idée générale du texte ?
Quelle est la structure du texte ?

Explication :

Ce texte répond à la question suivante : Qu’est ce que l’art ?
C’est en comparant l’art avec les produits de la nature et ceux des industries que Kant donne une définition de l’art. Cette définition présente l’art comme une activité libérale qui a en elle-même sa propre fin.
Donc, il ne faut pas confondre les œuvres d’art et les produits des métiers car celles-ci sont des produits de la liberté.

Elucidation conceptuelle  

1°) – L’œuvre d’art

La nature de l’art est complexe. Elle est une combinaison de plusieurs éléments. Elle est tout d’abord un produit de l’imagination qui est libre de toute contrainte. Il suit de là que l’œuvre d’art est une création. Ce qui distingue d’ailleurs les arts mécaniques, les procédés, les techniques et les métiers des beaux-arts c’est surtout la création. Il s’agit de l’originalité et d’exemplarité que doit témoigner toute création artistique. Autrement dit on est en présence d’une œuvre d’art lorsqu’elle témoigne d’un style ou d’un génie, c’est-à-dire ce pouvoir créatif. « Le génie est, selon Kant, un talent qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée »[3]. Toutefois, il faut reconnaitre que l’originalité qui se traduit par l’absence de règle préétablie ne relève pas de l’absurde. L’œuvre d’art n’est pas absurde car elle est un produit de la raison. Elle n’est pas d’ailleurs rebelle à toute règle ; seulement elle est à elle-même sa propre règle : cette règle est le goût. Le goût n’est rien d’autre que la manière de l’artiste d’agencer les moyens pour aboutir à un résultat précis. Cette manière préside au sentiment de l’unité dans la présentation de sa création. A l’absence de règle préétablie, les œuvres d’art relèvent donc d’une spontanéité. Kant nous dit qu’à la base de l’œuvre se trouve l’inspiration qui est une disposition naturelle de l’artiste doté d’une imagination fertile. C’est fort de cette exigence de créativité que les philosophes modernes ne conçoivent pas l’art comme simple imitation du réel. En effet, l’art n’a pas pour objet une reproduction textuelle qui serait une tâche superflue. Cette conception est une critique d’une longue tradition figurative. Selon cette tradition, l’art n’est jamais plus parfait que lorsqu’on peut le prendre pour la réalité elle-même. La présence passive et le reflet du réel (comme le miroir l’aurait fait) sont donc le but et la méthode du réalisme notamment dans le domaine de la peinture et de la littérature. Le peintre Ingres écrit : «  …dessine, peint, imite fût ce de la nature morte. L’art n’est jamais plus parfait que lorsqu’on peut le prendre pour la nature elle-même ». De même dans la littérature on assiste à cette même prétention de copier fidèlement le réel. Des courants littéraires comme le réalisme et le naturalisme sont de cette conception. Flaubert, chef de file du réalisme avance son mot d’ordre ainsi : « …ni embellissement, ni occultation, mais restitution littéraire du réel par le moyen de l’expression juste »[4]. C’est d’ailleurs sous les auspices du réalisme que le naturalisme a été constitué. Le naturalisme refuse également d’inventer puisque le rôle de l’artiste n’est pas d’imaginer mais d’observer et d’expérimenter le réel.

Mademoiselle Caroline Rivière, 1805, Musée du Louvre, Paris de Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867)
 
Partant de ces deux exemples, on pourrait dire qu’une œuvre d’art est un travail et non une simple production d’imagination, de créativité et de liberté. L’artiste est lié par un déterminisme, une certaine connaissance de la nature. Sous ce rapport, l’artiste est un artisan, un technicien qui est astreint à une règle préétablie, à une méthode. Ainsi, il doit faire preuve non d’une fantaisie mais d’une habileté à exploiter une donnée. Même se fondant sur son inspiration créatrice, aucun artiste ne peut donnée naissance à une œuvre si ce n’est en s’appuyant sur la nature, sur le réel.                                                           

Texte 2 :

La résistance de la matière
Puisqu’il est évident que l’inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l’artiste, à l’origine des arts et toujours, quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait sur quoi il exerce d’abord sa perception, comme l’emplacement et les pierres pour l’architecte, un bloc de marbre pour le sculpteur, un cri pour le musicien, une thèse pour l’orateur, une idée pour l’écrivain, pour tous des coutumes acceptées d’abord. Par quoi se trouve défini l’artiste, tout à fait autrement que d’après la fantaisie. Car tout artiste est percevant et actif, artisan toujours en cela. Plutôt attentif à l’objet qu’à ces propres passions ; on dirait presque passionné contre les passions, j’attends impatient surtout à l’égard de la rêverie oisive : ce trait est commun aux artistes et les faits passer pour difficiles. Au reste, tant d’œuvres essayées naïvement d’après l’idée ou l’image que l’on croit s’en faire, et manquées à cause de cela, expliquent que l’on juge trop de l’artiste puissant, qui ne parle guère, d’après l’artiste ambitieux et égaré, qui parle au contraire beaucoup. Mais, si l’on revient aux principes, on se détournera de penser que quelque objet beau soit jamais créé hors de l’action. Ainsi, la méditation de l’artiste serait plutôt observation que rêverie, et encore mieux observation de ce qu’il a fait comme source et règle de ce qu’il va faire. Bref, la loi suprême de l’invention humaine est que l’on invente qu’en travaillant. Artisan d’abord. Dès que l’inflexible ordre matériel nous donne appui, alors la liberté se montre ; mais, dès que nous voulons suivre la fantaisie, entendez : l’ordre des affections du corps humain, l’esclavage nous tient et nos inventions sont alors mécaniques dans la forme, souvent niaises et plus rarement éprouvantes, mais sans rien de bon ni de beau. Dès qu’un homme se livre à l’inspiration, j’entends : à sa propre nature, je ne vois que la résistance de la matière qui puisse le préserver de l’improvisation creuse et de l’instabilité d’esprit. Par cette trace de nos actions, ineffaçable, nous apprenons la prudence ; mais, par ce témoin fidèle de la moindre esquisse nous apprenons la confiance aussi.
Alain, Système des beaux-arts, 6e éd, Gallimard, 1931, p., 34-35

Questions :

Est-il possible qu’un artiste ignore les lois de la matière ?
Artiste et artisan s’excluent-ils nécessairement ?

Explication :

Contre la thèse qui privilégie le rêve et les passions dans la création artistique, Alain montre que l’artiste doit, à l’image du technicien, connaître la nature pour pouvoir donner corps à son imagination. Il souligne que l’œuvre d’art est plus un fruit du travail de la matière qu’un simple produit de l’inspiration. L’artiste doit être doté du sens de l’observation et de maîtrise de la matière. C’est d’ailleurs par là qu’il tire son inspiration.

Ainsi, Alain nous dit que l’art ne provient pas de l’imagination qui ne crée pas ex nihilo mais interprète de façon fantastique le réel. Dans les temps modernes, on maintient la fidélité au réel qui n’est plus reproduction mais épuration ou structuration d’une matière. Alain écrit : « Puisqu’il est évident que l’inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l’artiste, à l’origine des arts et toujours, quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait sur quoi il exerce d’abord sa perception… »[5]. Un danseur, un sculpteur, un musicien ne sauront mettre sur pied respectivement une chorégraphie, une statue, une mélodie sans prendre pour modèle les éléments épars de la nature. De ce fait, l’œuvre d’art, grâce à l’action inspirée est une imitation certes, mais une imitation qui traverse, pénètre et réorganise le réel. France Farago saisit toute forme d’imitation même dans un contexte de création. Il écrit : «  Que l’artiste aille chercher son modèle hors de lui ou en lui-même, qu’il imite la nature extérieure ou sa propre réalité intérieure, sa démarche est comprise comme une imitation. Même quand l’acte de l’artiste est pensé sous la catégorie de la création, c’est encore à la modalité de l’imitation qu’ont eu recours les auteurs pour en parler : “ la bonne imitation dit l’encyclopédie de Diderot est une continuelle invention “ »[6]. C’est qu’on ne peut créer dans le vide car avec le néant aucune œuvre n’est possible. Une œuvre d’art a besoin de s’appuyer sur quelque réel aussi bien pour son inspiration que pour sa réalisation.

 

Texte 3 :

Imiter la nature n’est pas le but de l’art

C’est un vieux précepte que l’art doit imiter la nature ; on le retrouve déjà chez Aristote. Quand la réflexion n’en était encore qu’à ses débuts, on pouvait bien se contenter d’une idée pareille ; elle contient toujours quelque chose qui se justifie par de bonnes raisons et qui se révélera à nous comme un des moments de l’idée ayant, dans son développement, sa place comme tant d’autres moments. D’après cette conception, le but essentiel de l’art consisterait dans l’imitation, autrement dit dans la reproduction habile d’objets tels qu’ils existent dans la nature, et la nécessité d’une pareille reproduction habile d’objets tels qu’ils existent dans la nature, et la nécessité d’une pareille reproduction faite en conformité avec la nature serait une source de plaisirs. Cette définition assigne à l’art un but purement formel, celui de refaire une seconde fois, avec les moyens dont l’homme dispose, ce qui existe dans le monde extérieur, et tel qu’il y existe. Mais, cette répétition peut apparaître comme une occupation oiseuse et superflue, car quel besoin avons-nous de revoir dans des tableaux ou sur la scène, des animaux, des paysages ou des événements humains que nous connaissons déjà pour les avoir vus ou pour les voir dans nos jardins, dans nos intérieurs ou, dans certains cas, pour en avoir entendu parler des personnes de nos connaissances ? On peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un jeu présomptueux dont les résultats restent inférieurs à ce que nous offre la nature. C’est que l’art, limité dans ces moyens d’expression, ne peut produire que des illusions unilatérales, offrir l’apparence de la réalité à un seul de nos sens ; et, en fait, lorsqu‘il ne va pas au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner l’impression d’une réalité vivante ou d’une vie réelle : tout ce qu’il peut nous offrir, c’est une caricature de la vie […]
C’est ainsi que Zeuxis peignit des raisins qui avaient une apparence tellement naturelle que les pigeons s’y trompaient et venaient les picorer, et Praxeas peignit un rideau qui trompa un homme, le peintre lui-même. On connaît plus d’une de ces histoires d’illusion créées par l’art. On parle, dans ces cas, d’un triomphe de l’art. […]
On peut dire d’une façon générale qu’en voulant rivaliser avec la nature par l’imitation, l’art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit ce propos que,  dès que nous nous apercevons que c’est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre production de la nature ou une œuvre d’art. Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent l’expression de sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici, c’est l’imitation de l’humain par la nature.
Hegel, Esthétique I, (1829). Trad. S. Jankélévitch,
Coll. Champs, Ed. Flammarion, 1979, pp. 35 – 37.

Questions :

Quelles sont les questions que le texte soulève ?
Quels sont les arguments avancés par l’auteur pour étayer sa thèse ?

Explication :

Le texte avance l’idée selon laquelle l’art n’a pas pour tâche d’imiter la nature. Son argumentaire consistera à présenter d’abord la conception courante de l’art. Selon l’opinion courante l’art doit reproduire textuellement les choses de la nature. Ensuite, l’auteur critique cette thèse ; critique qui consiste à montrer son inutilité, sa vanité et sa médiocrité. Cette critique débouche sur la conclusion qui consiste à rejeter une telle conception de l’art.

Mais, l’Absolu ne se trouve pas ni en nous (esprit humain) ni dans la nature puisqu’il est dépassement de ces deux finitudes. Or l’art aurait pour tâche de révéler l’Absolu. Donc en aucune manière cette imitation ne saurait révéler l’Absolu et atteindre l’idéal de l’art qui est une singularité. C’est pour cette raison que Hegel critique l’art comme une imitation de la nature. Il écrit : «  une œuvre d’art peut bien se contenter de n’être qu’une imitation ; mais ce n’est pas en cela que consiste sa tâche, sa mission »[7]. En ce sens l’œuvre d’art doit être originale puisse que sa fonction n’est point de copier ce qui existe déjà.
A la suite de Hegel, Paul Klee signe de nouveau la création dans l’abstrait ou dans la fantaisie. Ce nouveau courant  abstrait dans lequel nous rangeons aussi bien Klee, Kandinsky et Mondrian voit une œuvre d’art comme une construction autonome de l’image qui toutefois doit être une saisie de l’essence ou de l’archè (c’est-à-dire le principe du modèle). Cette conception aboutit à un courant abstrait qui s’oppose à l’art figuratif. Ce dernier exige en effet un contenu puisqu’il représente la forme réelle des choses visibles. Il faut donc que, dans l’art figuratif, le contenu puisse être nettement identifiable. Ce qui n’est pas le cas dans l’art non figuratif. La complexité de l’art non figuratif ne saurait aboutir ni à une restitution ni à une traduction pure du visible. Il faut donc une création “ abstraite “ certes mais quand on a rendu concret par des symboles. D’où la fonction tirée du courant abstrait de l’art : « L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible »[8]. Il n’est pas permis d’appréhender l’œuvre d’art en termes de ressemblance avec la nature car c’est autre chose. L’artiste serait alors un témoin de Dieu dans sa création jusqu’au processus de devenir des choses. C’est d’ailleurs ce qu’il nous apprend en ces termes : l’artiste doit «  pour un moment de se croire Dieu »[9].
Cette création qui assimile l’artiste à Dieu est la spécificité de l’œuvre d’art. Cette idée est poussée jusqu’à son paroxysme pour devenir coïncidence entre l’œuvre et l’âme de l’artiste. C’est l’émotion, l’esprit, le vouloir de l’artiste…. Bref, tout ce qui n’est pas directement visible car relevant de son intimité est à l’origine de la création. La fonction de l’art serait, selon Kandinsky, de « développer et d’affiner l’âme humaine ». Cette fonction impressive née d’une capacité à traduire une émotion est consacrée par les romantiques. Il faut que l’œuvre d’art dépasse la lutte des contraires qui jalonne la vie et la nature. Dans cette optique le naturalisme et le réalisme ne sauront être une base véritable de l’œuvre d’art car il y’a l’invisible et l’inexplicable. La tâche de l’art est dès lors de dire ce qui est en deçà du réel. Cette tâche ne peut être remplie que par le biais du symbole.

Tests :

Quelle est l’exigence de l’art figuratif ?
Selon le courant abstrait peut-on continuer à prendre l’art comme imitation ?

2°) – Le réel, la nature et l’art

La production artistique pose le problème central de son rapport avec la réalité que sa fonction soit l’imitation ou la création.
En effet, la question qu’on se pose est : l’art nous éloigne-t-il ou nous rapproche-t-il du réel ? Comment peut-on comprendre le réel ?
Le réel comporte plusieurs modalités. Les sentiments et l’imagination existent abstraitement au moment où les choses existent concrètement. Ainsi, le réel peut être saisi aussi bien par la perception, par raisonnement que par l’intuition. Le réel, en effet, est ce qui existe mais aussi ce qui pourrait être. Il est une notion qui se trouve au centre de toute explication (philosophie, science, art). L’art saisit ce réel de la manière la plus complexe. Dans sa saisie du réel, l’art intègre à la fois l’émotion, la raison et surtout les sens. D’ailleurs le moyen le plus évident que l’œuvre d’art met en jeu passe par la sensation, la perception.
Peut-on réduire le réel à la nature ? La nature signifie en général l’univers dans sa totalité. Au-delà même de cette coïncidence entre le réel concret, la nature peut aussi être assimilée à un réel idéal. S’entendant comme essence d’une chose ou d’un être, la nature procède alors d’une idée qui découle d’une abstraction ou d’une conceptualisation. Partant de ces deux définitions de la nature, il n’y  a nul doute qu’on puisse saisir le réel à travers la nature. Le réalisme dans l’art prend ainsi diverses formes. Nonobstant celui du roman XIXe siècle et de l’art figuratif, le réalisme prend la forme d’un “ substantialisme “. Derrière les apparences, derrière l’illusion des sens et de la nature se trouve un réel véritable que l’artiste doit exprimer. Ce réalisme distingue le réel de la nature visible. Toutefois, il le confond avec l’Idée ou même avec Dieu. Ce réalisme cherche à opérer une communion entre l’artiste et l’objet de sa contemplation.
 
 

Une fleur mystique, Paris, Musée Gustave Moreau
De Gustave   Moreau (1826 – 1898)
 
 
A vrai dire, l’artiste doit exprimer une réalité d’ordre métaphysique qui serait en tout cas au-delà de la nature. La première fonction de l’art que nous connaissons est d’ailleurs le sacré, le divin. C’est par la suite que l’art a joué d’autres rôles amenant Delacroix à dire «  Notre découverte de la signification des styles sacrés ne fait nullement du sacré la référence de tout art ». En effet, des civilisations anciennes comme l’Egypte et la Grèce antiques témoignent, par leurs vestiges, de la dimension sacrée de l’art. Conscient que la vie est éphémère, l’homme a compris que le réel ne peut être qu’éternel. Et seul Dieu est éternel et par conséquent seul lui est réel. C’est dans le symbole que ce réalisme prend appui. C’est dans cette optique que l’art africain le conçoit puisqu’il est une victoire sur le temps et sur l’éphémère. Il a en effet deux services à rendre qui sont d’ailleurs liés : dimension sociale et dimension sacrée. Le principe qui gouverne ce réalisme est qu’il n’y a pas de rupture ni entre le réel et l’irréel, ni entre les vivants et les morts, ni entre les Esprits et les hommes. Ainsi, l’œuvre d’art doit réaliser l’ascension jusqu’à la cause ultime du réel. Cette conception du réel comme totalité explique le caractère social du réalisme africain. En fait, les rites sacrés placent l’individu dans une chaîne de forces coutumières. La fonction commémorative de l’art trouve son sens par la combinaison de  ces deux dimensions de social et de sacré. Cette commémoration qui a pour objet de protéger l’individu ne peut se faire qu’en le fixant dans une communauté de réalité suprasensible. Cheikh A. Diop écrit : «  …. Les statues avaient primitivement pour but d’être le support du «  double » immortel de l’ancêtre après la mort terrestre de celui-ci. Placée en un lieu sacré la statue était l’objet d’offrandes et de libations »[10].
 

                 Masque Gouro (cliché A.P.M.)

Texte 4

« Pour les peuples qui, comme les Dogons, possèdent un savoir partiellement ésotérique et très élaboré, sur les origines du monde et de l’homme, les masques  participent à leur vision mythique : ils évoquent les éléments du mythe ou s’y incorporent. Le masque dogon kanaga est surmonté d’une sorte de croix de Lorraine dont les branches sont munies en leur extrémité de quatre courtes planchettes  placées parallèlement à l’axe. Cette forme symbolise l’homme qui lui-même évoque la  création ; les deux petites figurines animales ou anthropomorphiques qui se trouvent au sommet de la hampe représentent le couple primordial dans l’œuf du monde qui contient en germe tout le cosmos. »
                                                                                                                                          Jacques Maquet, Les civilisations noires, Marabout Université,  p. 212.
 
 
 
 
 
 
Masque Kanaga des Dogons

Questions :

De quoi parle le texte ?      
Quelle est l’idée générale du texte ?

Explication

Ce texte soulève la question du rapport entre l’art et la vision mythique de la création : les cosmogonies africaines.  Prenant l’exemple des dogons, Jacques Maquet montre que des œuvres d’art comme le masque Kanaga évoque à la fois les origines du monde et celles de l’homme.
 
Le réel n’est pas réduit à la nature car elle lui est subordonnée. «  L’être est et le non être n’est pas » : cette formule de Parménide résume le réalisme africain puisque seul le réel conçu comme une totalité immuable existe selon cette conception. Le réel n’est pas source de contradiction ou de changement d’où sa distinction avec la nature qui, au contraire, est en perpétuelle répétition et mouvement.
De même distinguer la nature visible du réel pur pour faire de ce dernier l’objet de l’art a été reconduit par d’éminents peintres occidentaux comme Piet Mondrian (1872-1944) et Wassily Kandinsky (1866-1944). Mais, ce souci abouti plutôt à un art abstrait. Si le réel, au sens premier, signifie le concrètement donné, on ne saurait le séparer de la nature sans abstraction. Notre propos n’est pas de dire que l’abstrait n’appartient pas au réel. Seulement, il va à l’encontre de la nature. Ainsi, ces peintres spiritualistes ont manifesté leur haine de la nature tout s’attachant à exprimer une réalité pure. Mondrian écrit «  La nature est une bien terrible affaire. Je la supporte avec peine….L’apparence des formes naturelles change mais la réalité est immuable »[11]. Cet anti-naturalisme est le mot d’ordre de son contemporain Kandinsky car l’art n’a pas à obéir aux lois de la nature.
 
Léger, 1930, Paris Musée Nationale d’Art –
Centre Georges Pompidou de Wassily Kandinsky (1866-1944)
 
Kandinsky est  idéaliste, il demande à l’art de révéler l’essence. Tout se passe comme si ce courant spiritualiste fait un retour en arrière sur la conception d’un réalisme substantiel des chrétiens et des égyptiens ainsi que celui de la tradition africaine. Seulement avec le spiritualisme, l’émotion la particularité et l’âme de l’artiste sont très importantes dans sa création.
C’est la personnalité de l’artiste que son œuvre doit révéler même si cette révélation est par la même occasion celle de l’humanité et de sa communauté. C’est d’une certaine manière le romantisme nouveau car c’est une impression que l’art spirituel est chargé de traduire. La fonction impressive de l’art n’est rien d’autre que la capacité à traduire les sentiments et les émotions.
Toutefois la ressemblance s’arrête sur l’objet qui est de représenter le sujet c’est-à-dire le moi et ses passions. En effet, le romantisme (qu’il soit dans la poésie, dans le théâtre ou dans le roman) prône une sensibilité qui a pour but un retour à la nature. Selon son précurseur, le retour à la nature nous préservera de prendre une illusion pour de la réalité. Contrairement à ce courant spiritualiste qui cherche à se détacher du naturel, le lyrisme romantique désire partir de la nature pour faire sentir aux autres ce que l’artiste sent lui-même par le roman, par la poésie, par la musique, par le théâtre. D’où la différence avec ce romantisme nouveau qu’on retrouve dans la peinture spiritualiste.                          

Texte 5 :

Les fonctions de l’art

Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous des artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain des fragments de statuts aussi beau que ce de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes une musique quelque fois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n’est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? Entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais par le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fût-ce par Malice ou par amitié ? Il fallait vivre et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à nos besoins.
H. Bergson, le Rire Quadrige/PUF, 1995, p. 115

Question :

Selon le texte qu’est ce qui constitue l’obstacle pour une connaissance de soi ?
Y a-t-il exception dans l’incapacité de se connaître soi-même ?
Justifier l’exception.

Explication :

En quoi consiste l’activité de l’art ? L’art a-t-il pour objet la révélation du réel ? Ce texte répond à ces différentes questions en montrant notre incapacité à saisir ce qui se passe au plus profond de notre moi. Ensuite, l’auteur nous montre que cette incapacité est inexistante chez l’artiste. Il en arrive à conclure que seul l’artiste est en mesure de communiquer directement avec lui-même et avec les choses.

Mais pourtant dans ce romantisme rousseauiste ainsi que celui de sa suite il y a quelque chose de spirituel car c’est la profondeur de l’âme qu’ils cherchent à exprimer. C’est par l’imaginaire et le rêve qu’ils trouvent une source d’inspiration. Chez Kandinsky et ceux de la trame spiritualiste c’est l’intériorité subjective fécondée par une inspiration divine qui est l’origine d’une œuvre d’art. Donc ces idéalistes entendent se détacher de la nature pour saisir un réel. Toutefois, il faut reconnaître que c’est toujours sur la nature qu’ils prennent appui pour manifester l’âme humaine. En effet, toute œuvre d’art se réalise dans le concret même si c’est l’esprit qui se libère en créant ses propres lois. Mondrian, Kandinsky, Malevitch considérés comme des antinaturalistes auront pourtant une dimension réaliste dans leur art.
De même, Ingres et Rousseau si naturalistes qu’ils sont ne sauront mettre sur pied une œuvre d’art aussi conforme, aussi originelle que la nature elle-même. Notre propos est de dire alors que tout art est à la fois réaliste et idéaliste. L’idéalisme ne signifie pas irréalisme puisque toute vision de la réalité qu’elle soit concrète ou abstraite est réaliste. Henri Delacroix intègre l’aspect matière et esprit dans sa définition de l’art : «  L’art est la réalisation concrète et intégrale de l’esprit humain dans toute sa puissance d’agir et de percevoir sous condition que cette puissance trouve sa loi »[12]. De même, l’art est à la fois spiritualiste et naturaliste car dans tout art il y a une affirmation et une négation de la nature, affirmation et négation du milieu et de l’époque. Il s’agit de s’évader d’un monde cruel sans avoir d’autres moyens que d’y rester. Dans ce cas, cette fuite ne peut venir que de l’esprit. L’art serait la solution d’un problème indépassable car c’est lui qui offre une liberté qui est à la limite de l’arbitraire. Albert Camus, à la suite d’Henri Delacroix écrit : «  Aucun art ne peut refuser absolument le réel. De même, le réalisme ne peut se passer d’un minimum d’interprétation et d’arbitraire. La meilleure des photographies trahit déjà le réel »[13]. Mais, si l’art est une fuite et une trahison de réel, la question est de savoir s’il est capable d’atteindre une vérité.

Tests :

  • Quelle est la conception du réel dans le réalisme abstrait ?
  • Sur quelle base peut-on réduire le réel à la nature ?
 

3°) – Le réel, le vrai et l’art

A l’instar de la philosophie, l’art est chargé d’un contenu cognitif. En effet, la fonction de l’art est de nous renseigner sur la nature des choses et des personnes, sur leurs rapports avec le monde. Cette connaissance que l’art vise a pour centre la vérité. Celle-ci se définit selon Le Robert et les penseurs traditionnels comme coïncidence du réel avec la pensée qui s’y rapporte. Le Robert écrit «  Ce à quoi  l’esprit peut et doit donner son assentiment par suite d’un rapport de conformité avec l’objet de pensée, d’une cohérence interne de la pensée… » L’idée de vérité intègre d’emblée le réel. Or, l’artiste ne prétend pas donner une illusion mais le réel ; même si celui-ci est appréhendé de différentes manières. La conceptualisation ou la théorisation de ce réel consistera à le structurer. Cette structuration aura pour objectif d’éliminer une contradiction entre la forme et le contenu. C’est par cette élimination seulement que l’œuvre d’art trouve une signification. En effet, celle-ci est un corpus qui a une finalité implicite dont il faut trouver le sens. Contrairement à la science et à la philosophie, l’œuvre d’art n’explicite pas, il témoigne de la nature. Cette distance qui fait l’objectivité dans les connaissances philosophiques ou scientifiques est dissoute dans l’art. Donc, l’artiste est en même temps le complice et le juge d’une vérité puisqu’il n’exprime que ce qu’il voit et ce qu’il sent. Est-ce à dire que l’apparence ou la sensation est apte à faire vrai ?
La perception est une connaissance commençante car elle correspond à une qualité réelle de l’objet. Ces qualités ne nous sont accessibles que par la sensation laquelle est le passage obligé vers le vrai. Ainsi, même si le vrai est une idée comme le souligne rationalisme cartésien ou l’idéalisme platonicien, c’est l’apparence qui est l’instance par laquelle il se manifeste. En effet, Descartes souligne : « …aucunes idées des choses ne sont représentées par eux (les sens) telles que nous les formons par la pensée »[14]. Toutefois ces idées, il faut remarquer que nous les formons à partir de la vision des choses (c’est-à-dire ce qui est hic et nunc). Dans ce cas l’art domaine de la sensation par excellence, est un support pour accéder au vrai. C’est parce que l’apparence est constitutive de l’essence, de l’idée, du concept qu’elle doit être support du vrai. La phénoménologie exprime ce rapport intime entre l’apparence et l’essence qui définit le vrai. L’idée du vrai donc n’existe que parce qu’elle se manifeste à nos sens. Hegel écrit : « le vrai existe pour lui-même dans l’esprit, apparaît en lui-même et est là pour les autres »[15].
Nous avons du mal à saisir le réel, c’est peut être parce que nous appelons réel la vie, la nature, les choses extérieures, les sensations. Or ceux-ci ne sont que des aspects du réel que Platon considère d’ailleurs comme fausseté, illusion. Dans ce cas, c’est le réel sensible qui est fausseté et que nous devons chercher la vraie réalité au-delà du sensible. C’est dans cette optique que l’œuvre d’art trouve sa raison d’être puisque sa finalité est de dire le côté difficile du réel. Dans le désordre et la continuité qui caractérise le réel, il faut se doter d’une grille pour bien le comprendre. L’art serait alors le prisme à travers lequel on regarde et on comprend le monde.
 

Vieux souliers aux lacets (1886), Amsterdam, Collection Van Gogh, Fondation Vincent Van Gogh, Musée Nationale Vincent Van Gogh

Texte 6 :

Utilité et vérité d’une paire de soulier

Prenons un produit bien connu : une paire de soulier de paysan. Pour les décrire, point n’est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en connaît. Mais comme il y va d’une description directe, il peut sembler bon de faciliter la vision sensible. Il suffit pour cela d’une illustration. Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures. Mais, qu’y a-t-il là à voir ? [….] D’après la toile Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu’un espace vague. Même pas une motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce qui pourrait au moins indiquer leur usage. Une paire de soulier de paysan, et rien de plus. Et pourtant…
Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente opiniâtre foulée à travers les champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans ce soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même.
Tout cela, peut-être que nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers. Mais, ce « tout simplement » est –il si simple ? Quand, tard au soir, la paysanne bien fatiguée met de côté ses chaussures, quand chaque matin à l’aube elle les cherche, ou quand, au jour de repos, elle passe à côté d’elles, elle sait tout cela, sans qu’elle ait besoin d’observer ou de considérer quoi que ce soit. L’être produit du produit réside bien en son utilité. Mais celle-ci à son tour repose dans la plénitude d’un essentiel du produit. [….] Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. Dans la proximité de l’œuvre, nous avons soudainement été ailleurs que là où nous avons coutume d’être.
L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers.
Heidegger, M., Chemins qui mènent nulle part, « Holzwege », Gallimard, 1962, p.24-26

Questions :

Doit-on se limiter à l’évidence de l’œuvre d’art ?
L’œuvre d’art n’a-t-elle pas besoin d’une interprétation ?

Explication :

Heidegger souligne que, derrière toute banalité, l’œuvre d’art est pleine de renseignements. Il prend appui sur un célèbre tableau de Van Gogh pour souligner tous les sous entendus et toutes les réflexions que peut nous inspirer une paire de soulier représentée.

Devant un tableau de Van Gogh où une paire de souliers est représentée, nous cherchons autre chose qu’une banale et première évidence d’une paire de souliers. L’œuvre d’art nous apprend à voir le vrai en nous initiant à une archéologie de la perception. Cette archéologie de la perception est illustrée par la  réflexion que Heidegger tire de ce tableau de Van Gogh pour conclure finalement : « l’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers »[16].
L’œuvre d’art déborde toujours son cadre (l’apparence). C’est dans cet excès du réel qu’est inscrit le vrai car, celui-ci n’est pas seulement expérience, mais aussi théorie, idée, essence ou bien absolu chez Hegel. Un ordre métaphysique du réel est certainement ce que vise l’art ; l’apparence en est la médiation. Ainsi, Platon s’étonne d’un paradoxe qui n’existe que dans l’art : l’apparence généralement trompeuse devient médiation pour accéder à la vérité vivifiante dans l’art. Platon critique certes un art qui serait illusoire mais prône un art qui a pour but d’exhorter l’âme à prendre son envol. Farago commente cette vision platonicienne ainsi : « Pour décéler « le vrai » par delà le « mentir », il est nécessaire d’interpréter l’œuvre, de la laisser mentir en nous afin d’y réfléchir, de la réfléchir… En effet, si l’apparence meurt, le superficiel donne place à la profondeur »[17].
L’apparence pure n’est pas apte à faire du vrai dans la mesure où elle va parfois à l’encontre de la réalité. L’exemple le plus fameux est : le Soleil semble tourner autour de la Terre alors que la vérité est en contradiction avec cette  première apparence. Le vrai est toujours construction même dans les sciences positives. Seulement la façon dont l’art construit le vrai prend en considération le beau. Dans l’art, on vise une combinaison sublime du vrai et du beau. Donc, l’attitude de l’artiste est de donner la même importante à la qu’au contenu. C’est dire que l’art se focalise également sur la manière de présenter les choses. Ainsi, se pose la question du rapport entre l’art et le beau.

II  La relation théorique : L’art et le beau

1°) Le beau naturel et le beau artistique

L’esthétique se définit comme une théorie du beau dans la nature et surtout dans l’art. Il serait pertinent alors de se demander ce que c’est que le beau.
Le beau est-il une qualité de l’objet ou de sa représentation ? La beauté artistique est-elle calquée sur les formes naturelles ?
On ne peut pas trouver une définition logique et universelle du beau.  En effet le beau relève à la fois d’une sensation ; mais une sensation qui serait capable de produire des impressions sur notre âme. Le dictionnaire de l’académie le définit ainsi : «  ce qui élève l’âme en lui faisant éprouver un sentiment de plaisir mêlé d’admiration ». La sensation est une condition nécessaire de notre impression du beau. La sensation devient donc le premier critère pour apprécier le beau. Le beau se définit alors par sa capacité à produire un plaisir des sens. En toute logique, cette définition ne saurait exclure le beau naturel. Selon l’art figuratif, la beauté originelle est la beauté naturelle tandis que la beauté artistique doit en être une photographie. En plus de contenir des belles choses, la nature offre, selon Baudelaire, un temple de symboles dont l’artiste serait chargé de traduire textuellement ou d’en rendre compte, par le biais d’une imagination. Ainsi, Ingres entend copier les belles choses de la nature au moment où Delacroix la prend comme support en y intégrant notre subjectivité.

Texte 7 :

Différents rapport entre l’art et la nature

Les uns s’attachent à restituer aussi fidèlement que possible ce qu’ils perçoivent. Ce sont ceux qui croient qu’il n’existe qu’une seule et universelle vision du monde (…), ils mettent tout leur cœur à éliminer tout sentiment de leur ouvrage (…).
Les autres, pareils à Corot, quoiqu’ils commencent comme les premiers, et gardent en général, jusqu’à leur fin, un souci de l’étude étroite des objets à laquelle ils retournent de temps en temps, pour y mesurer leur patience et leur vertu d’acceptation, désirent cependant nous faire sentir ce qu’ils sentent devant la Nature, et se peindre en la peignant. Ils s’inquiètent bien moins de reproduire un modèle que de produire en nous l’impression qu’il leur cause (…).
D’autres enfin, - les « Delacroix » - pour qui la nature est un dictionnaire, puisent dans un recueil des éléments de composition. La nature est pour eux, sur toute chose, un ensembles des ressources de leur mémoire et des matériaux de leur imagination, documents toujours présents ou naissants, mais incomplets ou incertains, qu’ils confirment ou qu’ils corrigent ensuite par l’observation directe, une fois le spectacle mental fixé par l’esquisse, et quand la construction des êtres succède à la représentation vive d’un certain moment.
P. Valéry, Pièces sur l’art. Ed. La Pléiade, II, 1311-1312.

Questions :

Combien de catégories d’artistes Valéry distingue t-il dans son texte ?
Donner un exemple d’artiste pour chaque catégorie ?

Explication :

Quelles relations l’art entretient-il avec la nature ?
Analysant cette relation, Valéry accorde une importance capitale à la nature. Pour lui c’est la nature qui fournit les cadres permettant de classer les artistes. Il part de ceux qui sont les plus proches de la nature pour terminer avec les artistes qui considèrent la nature comme une simple source instigatrice.

Le goût est une faculté intuitive permettant de discuter la valeur esthétique des œuvres d’art. Il est aussi une faculté subjective car le goût est synonyme de « préférence » de « penchant ». C’est le goût qui juge le beau. Kant écrit à ce propos : «  la beauté séparée du sentiment du sujet n’est rien en soi »[18]. Le sujet et ses émotions sont également des critères pour déterminer le beau. Le romantisme et le naturalisme soulignent le rôle du sujet dans l’appréhension du beau. En effet, toute création reflète d’une manière ou d’une autre son auteur. Ainsi, même si l’objet est naturel, il a reçu une marque, un style permettant sa transfiguration ou, en tout cas, une nouvelle lecture. C’est sans doute ce souci de ne pas s’astreindre à une simple représentation de la beauté naturelle que Kant écrit « L’art n’est pas la représentation d’une chose belle mais la belle représentation d’une chose »[19]. Dans ce cas la beauté artistique est indépendante de la beauté naturelle.
La raison, l’ordre et l’équilibre peuvent également être des critères pour apprécier le beau. Ainsi la beauté ne se définit plus seulement par la sensation et l’effet qu’il produit. La sensation, le subjectivisme ne peuvent pas expliquer l’universalité qui caractérise le beau. Dans le beau l’esthétique cherche une explication des faits observés. Le subjectivisme doit être révolu pour que le jugement puisse concerner tout le monde. A l’instar du jugement logique, le beau vise l’universel. Ainsi, Kant écrit : «le beau est ce qui plaît universellement sans concept ». [20]

Texte 8 :

Beauté naturelle et beauté artistique

L’esthétique a pour objet le vaste empire du beau… et pour employer l’expression qui convient mieux à cette science, c’est la philosophie de l’art, ou, plus précisément, la philosophie des beaux-arts.
Mais cette définition, qui exclut de la science du beau le beau de la nature, pour ne considérer que le beau dans l’art, ne peut-elle paraître arbitraire ? Il est vrai que toute science en droit de se fixer l’extension qu’elle veut ; mais nous pouvons prendre en un autre sens cette limitation de l’esthétique.
Dans la vie courante, on a coutume, il est vrai, de parler des belles couleurs, d’un beau ciel, d’un beau torrent, et encore de belles fleurs, de beaux animaux et de même de beaux hommes. Nous ne voulons pas ici nous embarquer dans la question de savoir dans quelle mesure la qualité de beauté peut être attribuée légitimement à de tels objets et si, général, le beau naturel peut être mis en parallèle avec le beau artistique.
Mais, il est permis de soutenir dès maintenant que le beau artistique est plus élevé que le beau de la nature. Car la beauté artistique est la beauté née et comme deux fois née de l’esprit. Or autant l’esprit et ses créations sont plus élevés que la nature et ses manifestations, autant le beau artistique est lui aussi plus élevé que la beauté de la nature. Même, abstraction faite du contenu, une mauvaise idée, comme il nous en passe par la tête, est plus élevée que n’importe quel produit naturel ; car en une telle idée sont présents toujours l’esprit et la liberté.
HEGEL, ESTHETIQUE, p. 11, PUF, 15e ED. 1995.

Questions:

Peut-on exclure, de prime abord, la nature de toute conception de la beauté ?
Sur quelle base Hegel se fonde-t-il pour poser la supériorité du beau artistique ?

Explication :

Y a – il une différence entre le beau artistique et l’idée ?
Qu’est ce qui propulse le beau artistique à une dimension supérieure à celle du beau naturel ?
Doit-on accorder une considération au beau naturel au même titre qu’au beau artistique ?
Hegel souligne que même si la nature ne peut être exclue des sources du beau, même si la thèse courante privilégie le beau naturel, il n’en demeure pas moyen qu’il reste inférieur au beau artistique. La beauté artistique est supérieure à la beauté naturelle car elle est un produit de la raison.

Le beau artistique ne copie pas la nature car il est un accord, une harmonie entre le sentiment et la raison ; entre la forme et le contenu. Il y a un mélange du sensible et du spirituel dans la beauté artistique. C’est dans ce sens que Hegel écrit «  le beau se définit comme la manifestation sensible de l’idée »[21]. Jouffroy, dans cette même lancée, nous dit que c’est l’expression de l’invisible sous les signes du visible. Or, Hegel prône la supériorité de l’esprit sur la nature. Dans ce cas, le beau artistique, qui fait appel à l’esprit, est supérieur au beau naturel.
Enfin, la perfection peut être aussi un critère pour apprécier le beau. Cette perfection qu’on cherche à atteindre ne peut se faire sans une alliance harmonieuse des divers éléments (sensibilité, changement, nature…) Cette intégration est soulignée par Bergson : « Si les mouvements saccadés manquent de grâce, c’est parce que chacun se suffit à lui-même et n’annonce pas ceux qui vont suivre, si la grâce préfère les lignes courbes aux lignes brisées, c’est que la ligne courbe change de direction à tout moment, mais chaque direction nouvelle était indiquée dans celle qui la précédait »[22].
Ce n’est pas dire que la nature doit être exclue de toute idée d’une beauté artistique. La nature procède d’une harmonie qui lui est propre ; et exprime ainsi un certain ordre et des sentiments du beau. Par exemple la chute d’eau de Dendifélo exprime sans conteste une beauté. Toujours est-il que la nature ne dispose pas de rythme. Le rythme est un jeu de sonorité et de mise en forme des lettres ou des mouvements du corps qui n’a d’autres objectifs que la régularité, l’harmonie. Il s’agit d’une certaine cadence scandée qui vise à totaliser l’homme et la nature. L’aspect formel ne peut que prendre le dessus dans cette recherche du rythme. C’est principalement dans la musique, la danse, la poésie qu’on trouve le rythme dans l’art.
Cet aspect formel du beau est poussé jusqu’à son paroxysme par le parnasse. Théophile Gautier, chef de file de ce courant artistique, annonce qu’il n’y a rien de beau que ce qui ne se rapporte à rien. Ainsi, la beauté artistique est à elle-même sa propre référence dans cette doctrine de l’ « Art pour l’Art ». Elle s’oppose à un naturalisme et à un réalisme puisqu’elle se fonde seulement sur un travail de création et de perfectionnement.
Le rapport entre la beauté artistique et la beauté naturelle reste problématique. En effet, si la nature est l’idéal de toute beauté, il n’en demeure pas moins que la beauté artistique doit s’attacher à la représentation en tant que telle.
La beauté artistique doit résulter d’une invention, de la joie et de la plénitude plutôt que de se rapprocher à cette fade vie ; Aucun objet d’ailleurs n’est susceptible d’une reproduction adéquate à sa nature. Une rupture entre beauté naturelle et beauté artistique se comprend dès lors. La question est maintenant de savoir quelle peut être la nature du rapport entre le beau et le réel.

Tests :

  • De l’art figuratif ou de l’art non figuratif, lequel est plus disposé à consacrer la nature comme source de toute beauté ?
  • L’art peut-il se passer de toute référence du beau ?

 2°) Le beau et le réel

La peinture non figurative a permis d’entretenir la conception selon laquelle la beauté pure ne doit pas s’astreindre aux exigences du réel. Dans ce cas, le beau doit être libéré du réel pour s’attacher à des idéaux auxquels on tend ; C’est plutôt à la morale, à la politique…. Bref, à tout ce qui relève d’un jugement de valeur que le beau doit se rapporter. Ainsi le beau revêt une forme intellectuelle et morale qui doit être réalisée par l’homme. Donc le beau devient le fondement du réel. Le beau est hissé à une dimension originelle d’où jaillit le réel lui-même. C’est ainsi qu’on parle par exemple de la beauté d’une démonstration mathématique ; les mathématiques qu’on présente comme un plan, un schéma du réel. De même, on parle d’une belle action pour désigner une harmonie et une perfection dans l’agir. C’est parce que dans toute œuvre le plan qui réunit le principe et l’objectif précède sa réalisation.

Texte 9 :

Art et transcendance

La beauté appartient à l’ordre transcendantal et métaphysique.  C’est pourquoi elle tend d’elle-même à porter l’âme au-delà du créé. Parlant de l’instinct du beau, « c’est lui », écrit le poète maudit à qui l’art moderne doit d’avoir repris conscience de la qualité théologique et de la spiritualité despotique de la beauté, « c’est cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d’un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d’une mélancolie irritée, d’une postulation des nerfs, d’une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait d’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé »[23]. Dès qu’on touche à un transcendantal, on touche à l’être lui-même, à une ressemblance de Dieu, à un absolu, à une noblesse et à la joie de notre vie ; on, entre dans le domaine de l’esprit. Il est remarquable que les hommes ne communiquent vraiment entre eux qu’en passant par l’être ou l’une de ses propriétés. C’est par là seulement qu’ils s’évadent de l’individualité où les enferme la matière. S’ils restent dans le monde de leurs besoins sensibles et de leur moi sentimental, ils ont beau se raconter les uns aux autres, ils ne se comprennent pas. Ils s’observent sans se voir, infiniment seuls chacun, quand même le travail ou la volupté les rive ensemble. Mais, touche-t-on au bien et à l’Amour comme les saints, au vrai comme un Aristote, au beau comme un Dante ou un Bach ou un Giotto, alors le contact est mis, les âmes communiquent. Les hommes ne sont réunis réellement que par l’esprit, la lumière seule les rassemble, «  intellectuala et rationalia omnia congregans, et indestructibilia faciens »[24].
Maritain, Art et Scolastique, 3e édition, Louis Rouart et fils, éd., p.52-58

Questions :

N’y a-t-il pas quelque chose de mystique ou de divin dans la beauté artistique ?
La beauté artistique est-elle apte à transporter l’âme vers Dieu ou vers l’Absolu ?

Explication :

Le beau est-il une médiation entre l’homme et Dieu ? La beauté est-elle capable de nous rapprocher de la source originelle d’où jaillit l’existence ? Jean Maritain, dans ce texte, nous montre que la mission de la beauté est de révéler une vérité éternelle et transcendantale. Il s’appuie sur des formes d’art pour montrer que le beau dépasse un ordre profane pour atteindre le sacré et la spiritualité.

Doit-on considérer alors l’ordre transcendantal du beau en rapport avec le réel ? Platon considère que le beau est une essence qui existe dans le monde des Idées. C’est seulement en référence à cette idée qu’un réel concret ou abstrait est dit beau. De même pour les cartésiens, la définition du beau n’est liée à aucune existence. Yves Marie André conçoit un « beau essentiel » indépendamment même de l’existence divine. Cette conception est très proche de Malebranche. Selon lui, il n’y a pas une dépendance de l’Ordre qui est l’essence de Dieu. De même le beau, conçu comme essence est, selon Yves Marie André, éternel et nécessaire. Une métaphysique du beau se comprend à l’image des platoniciens en ce que le beau n’est saisissable que par la pratique de l’art.
En se manifestant dans l’art, le beau en tant que tel est aliéné d’autant plus qu’il exerce un mouvement de descente. La raison nous est livrée ainsi Yves Marie André : «  (c’est) qu’il y a, au dessus de nos esprits une certaine unité originale, souveraine, éternelle, parfaite, qui est la règle essentielle du beau que vous cherchez dans la pratique de votre art »[25].
Le réel a aussi une dimension sociale. Selon la théorie sociologique, le jugement du beau se conforme à une détermination sociale. Le milieu culturel ou social influe lourdement sur tous les sentiments. Alors, le sentiment esthétique ne peut venir que de l’éducation et de l’expérience. Exemple : la culture sénégalaise appréhende la beauté d’une femme selon sa rondeur qui serait signe d’obésité. Par contre dans la culture occidentale, l’élégance de la femme est appréhendée par sa finesse.
Ainsi, Balzac demande à ce que l’artiste s’intéresse à la basse classe, au vécu social des ouvriers. Il n’y a pas lieu d’idéaliser, de dénaturer, ou d’interpréter le réel social car on ne conçoit pas un beau hors de ce réel.
Alain écrit ainsi «  il faut qu’une œuvre d’art soit faite, terminée et solide… aucun possible n’est beau ; le réel seul est beau »[26]. Ces mots qui poussent jusqu’à son paroxysme la conception réaliste de l’art sont critiquables à plusieurs égards. Tout n’est pas rose dans la vie puisque la laideur y trouve également sa place. Seulement l’art intervient pour transfigurer la laideur de la vie par le biais de l’image. Exemple : même si personne n’aimerait être présente dans un champ de bataille où le sang coule, où les morts sont indénombrables ; nous aimerions pourtant admirer le tableau de Delacroix où un tel champ est représenté. Dans ce tableau, Delacroix veut simplement souligner que les chemins qui mènent vers la liberté sont plein d’embûches.
Donc, la vie n’est pas belle mais les images de la vie sont belles. D’ailleurs, l’art figuratif se focalise sur cet aspect. L’art figuratif veut aller au-delà de la beauté pour trouver une signification. La beauté est une expression d’un contenu en parfait accord avec son image. L’image a plusieurs fonctions que l’art non figuratif combine pour atteindre une dimension supérieure du beau. La question est : l’art peut-il être dépourvu de contenu ? Peut-il n’avoir qu’une fonction de recherche du beau ? L’image n’est jamais anodine puisque c’est un travail de couleurs, de sons, de mouvements ou de matières qui sollicite une réflexion. L’image est centrale dans l’art parce qu’elle est une solution d’un problème indépassable de la représentation artistique. Donc en dehors d’un contenu perceptible, l’art poursuit un objectif qui consiste à refaire un monde plus beau, plus ordonné que celui-ci par un travail sur l’image. C’est que nous dit Nietzsche qu’ « aucun artiste ne tolère le réel ».
Mais même s’il ne tolère pas le réel, il ne peut s’en détacher complètement. C’est là qu’intervient l’image comme solution du problème aussi bien entre le beau naturel et le beau artistique qu’entre la création et l’imitation dans l’art.

Texte 10

     « L’œuvre d’art ne saurait être un simple reflet, que ce soit celui de la nature, ou celui du peintre. Elle est l’apparition d’une réalité nouvelle, indépendant de la réalité physique de l’univers comme de la réalité psychique de l’artiste et pourtant faire de l’association de l’une et de l’autre. Qu’une œuvre d’art soit réaliste, ou expressive, elle n’existe que si elle devient autonome par rapport à son prétexte, à son point de départ. De même que le fruit n’est pas mûr qu’au moment où il se détache de la branche qui l’a nourri, l’enfant ne commence son existence personnelle que lorsque le cordon ombilical est tranché, et c’est la composition qui assure le passage à cette phase indispensable. Elle ne peut être atteinte, en effet, qu’en réalisant l’association cohérente de tout ce qui se manifeste visiblement dans une peinture. Quelles que fussent les richesses que l’artiste y aurait prodiguées, elles resteraient dispersées, donc stérile, si elles n’étaient couronnées par ce moment essentiel de la création. Il faut l’attendre pour que l’œuvre d’art commence à exister. Aussi, tant à l’égard de la plastique qu’à l’égard de l’expression, composer se ramène essentiellement à unifier. Un des plus vieux axiomes de l’esthétique n’enseigne-t-il pas que, dans toute œuvre, l’unité et la diversité doivent être harmonieusement combinées ? C’est dire que la composition ne saurait borner à imposer un principe d’unité ; elle doit respecter la complexité vivante dont elle est issue et qu’elle couronne, de même que notre système nerveux et notre pense coordonnent toutes les partie de notre organisme ».
René HUYGHE, la puissance de l’image

Questions :

En quoi consiste l’activité  d’un artiste ?
Consiste-t-elle à traduire une réalité extérieure ou à exprimer son fort intérieur c’est-à dire son moi ?

Explication :

En plus de la fonction impressive et expressive qui consacre l’art à la traduction des émotions ou d’une reproduction de la réalité, HUYGHE repositionne l’art dans sa dimension de liberté. Il s’agit bien d’une indépendance par rapport à la nature et au moi de l’artiste. Il en arrive à conclure que l’œuvre, même prenant sa source dans la nature ou dans le moi, est une autre et nouvelle réalité : c’est une création.

Conclusion

L’étude d’un rapport entre le réel et l’art a permis d’entrer en plein champ dans la fonction de l’art ainsi que sa signification. Ainsi, en plus de la beauté, ce rapport a pu aborder toute la problématique de l’art. Donc définir l’esthétique comme théorie du beau peut être critiqué de nos jours. Il faut souligner que notre critique n’est pas certes d’exclure le beau dans la définition de l’art car il en est l’idéal. Il s’agit ici d’un idéal dans représentation de la réalité. Or, le réel comprend le laid et le beau. Et étant donné que le laid même peut prétendre à une belle représentation, il serait alors plus logique de définir l’esthétique comme une appréhension de la réalité et des lois de la production artistique. Mais, parler de loi reviendrait à assimiler l’art comme une science ou une logique. Or, Kant nous a déjà édifiés sur la distinction à faire entrer l’art et la science, entre l’art et la technique. En effet, selon Kant, l’art n’est pas une suite logique ou mathématique ; il n’est pas non plus un produit de la nature qui exigera des lois nécessaires et physiques pour agir sur elle. Kant écrit à ce propos «  ce que l’on peut, dès que l’on sait seulement ce qui doit être fait et l’on connaît suffisamment l’effet recherché, ne s’appelle pas l’art. Ce que l’on n’a pas l’habileté d’exécuter de suite, alors même qu’on en possède complètement la science, voilà seulement ce qui dans cette mesure est de l’art »[27].
Nous parlons de loi de la production artistique dans la mesure où nous disons que l’art n’est ni un hasard ni un rêve. L’absence de règle fait que certes Art et Hasard s’exercent dans le même domaine, mais dans l’art il y a un grand amour du réel. Tandis que, le rêve et le jeu ne se soucient guère de la matière, l’art donne une importance à la réalisation qui ne peut se faire que par un réel concret.
Ainsi, l’activité artistique s’organise essentiellement au tour du réel. Il reste cependant à déterminer les cadres et les objectifs en matière de réflexion critique sur ces œuvres d’art. Il est urgent d’aborder la question d’autant plus que l’approche positiviste, ethnologique, psychanalytique, sociologique pourront avoir des conceptions différentes.
 

[1]  Delacroix, H., Psychologie de l’art, P.U.E, 1927, p.476
[2]  Huyghe, R, Préface à une histoire de l’art en préparation, Larousse, 1957
[3]  Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, 1990, p. 138
[4]  Référence : Decote, G., et Dusbosclard, Itinéraire littéraire, Tome II, Hatier, Paris, 1988, p.420
[5]  Alain, E.C., Système des beaux-arts, Gallimard, Paris, 1931, p.34
[6]  Farago, F., L’Art, Armand Colin, Paris, 1998, p.21
[7] Hegel, G., Esthétique, P.U.F., Paris, 1995, p. 140
[8] Klee, P. Théorie de l’art moderne, Denoël, 1985, p.43
[9] Malraux, A. La Métamorphose des dieux, Tome II, Gallimard, 1957, p. 4
[10]  Diop, C. A., Nations, Nègres et culture Tome II, Conde – sur – Noireau, France, 1979, p.529
[11]  Mondrian, p. cité par Farago, L’art, Armand Colin, Paris, 1998, p. 132
[12]  Delacroix, H. Psychologie de l’art, P.U.F, Paris, 1927, p. 476
[13]  Camus, A., L’Homme révolté, Gallimard, 1951, p. 321
[14]  Descartes, R., Médiations métaphysiques, Librairie Générale Française, 1990, 6e médiations.
[15]  Hegel, W. F., Esthétique, P.U.F, Paris, 1995, p.15
[16]  Heidegger, M., Chemins qui mènent nulle part, Gallimard, 1962,  p. 26.
[17]  Farago, F. L’art, Armand Colin, Paris, 1998, p.17
[18]  Kant, E., Critique de la faculté de juger, Vrin, 1990, p. 39
[19] Ibidem.
[20] Ibid, p. 28
[21]  Hegel, W. F., Esthétique Flammarion, trad., Jankélévitch, p.160
[22]  Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, Quadrige/ P. U. F, 1997, p. 9
[23]  Baudelaire, L’art romantique (référence de Maritain)
[24]  Trad : « elle qui rassemble toutes les valeurs intellectuelles et rationnelles et qui rend indestructibles ».
[25]  André, y. M., Essai sur le beau, 1er discours, ED. Victor Cousin, 1843, p. 3 - 4
[26] Alain, E. C., Système des beaux-arts, 6e éd., Gallimard, 1931, p. 33
[27]  Kant, E., Critique du jugement, Vrin, Vin, 1790, p. 124.
 
Auteur: 
Khady Mbaye Professeur de philosophie au Lycée de Taïba Niassène

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